KAPITAL

Quand l’employé vole son entreprise

Les larcins commis par des salariés provoquent des dégâts importants dans les PME. Les risques sont généralement sous-estimés par les dirigeants. Exemples romands.

Les soupçons se sont manifestés en décembre 2014. «Nous avons réalisé d’excellentes affaires pendant la période précédant Noël. Mais cela ne se reflétait pas dans notre caisse, raconte José Chavaillaz, gérant et associé de Morard Quincaillerie à Bulle. Peu après, nous avons pris un collaborateur sur le fait.» Ce dernier a tout de suite avoué. Une perquisition effectuée par la police dans son appartement a dévoilé l’ampleur de l’affaire: 8000 francs en espèce pris dans la caisse et des objets du magasin d’une valeur de 20’000 francs. «Evidemment, nous sommes tombés de haut. Cela faisait 13 ans que cet employé travaillait chez nous et nous n’avions jamais eu le moindre souci avec lui. Là, nous avons appris qu’il nous volait depuis un an et qu’il vendait nos articles sur ricardo.ch», raconte José Chavaillaz.

Un rapport sur la criminalité économique publié en 2013 par KPMG montre que les PME sont particulièrement touchées par ce phénomène. Sur une période de deux ans, le cabinet d’audit a analysé 138 cas en Suisse, dont plus de la moitié concernent des PME dans lesquels les vols répertoriés atteignent une moyenne de 70’000 francs par entreprise. «Beaucoup de PME agissent dans un climat de confiance, explique Matthias Kiener, associé du département Forensic chez KPMG Suisse. Souvent, les patrons entretiennent des relations extraprofessionnelles avec leurs salariés. Cela explique aussi que très peu de directeurs concernés en parlent: seulement deux affaires sur dix font l’objet de poursuites pénales, la majorité des cas se réglant en interne.» José Chavaillaz a même été surpris d’entendre qu’il n’est pas le seul à avoir été confronté à une telle situation: «Une fois que l’affaire a fait parler d’elle à Bulle, plusieurs patrons d’entreprises sont venus me voir et m’ont dit qu’ils avaient vécu des événements similaires dans le passé.»

«Criminalité d’occasion»

Les délits les plus souvent commis par les employés dans les PME sont le vol et la malversation, d’après l’étude de KPMG. Timothée Bauer, avocat genevois spécialisé dans le droit pénal économique, confirme cette tendance: «Le vol classique reste le cas le plus fréquent. En règle générale, toutes les pièces qui ne sont pas uniques, comme les outils, peuvent intéresser un potentiel malfaiteur.» Le salarié de Morard Quincaillerie a surtout volé, en plus de l’argent de la caisse, de l’outillage et des couteaux – des objets vendus en masse dont la disparition n’est pas tout de suite remarquée. Une affaire similaire, mais d’une toute autre ampleur, s’est produite en 2011 chez Faucherre Transports à Satigny (GE): pendant plusieurs mois, neuf chauffeurs de la société – tous dans l’entreprise depuis plusieurs années – ont siphonné l’essence qu’ils étaient censés livrer à des clients afin de la revendre en France. «Les malfaiteurs profitent souvent du manque de contrôle de la part de leurs employeurs», analyse Matthias Kiener, de KPMG.

Qui commet ces délits économiques? Basée sur une centaine de témoignages d’entreprises, l’étude du cabinet PricewaterhouseCoopers (publiée l’an dernier) montre que ce sont les hommes entre 41 et 50 ans qui constituent le groupe à risque (60% des cas étudiés). D’après l’étude de 2013 de KPMG, davantage axée sur les PME, les cadres moyens et supérieurs seraient davantage concernés que les autres employés. Un autre facteur à considérer, selon Matthias Kiener, est la longévité: la plupart des cas sont liés à des collaborateurs qui ont passé plusieurs années dans l’entreprise.

Qui dit longévité, dit confiance. José Chavaillaz de Morard Quincaillerie et Didier Ochs, directeur général de Faucherre Transports, confirment tous deux avoir été particulièrement choqués que des collaborateurs de longue date, et appréciés, se trouvent à l’origine des délits. Il est alors d’autant plus difficile de comprendre leurs motivations. S’agit-il de vengeance ou de déception? Les deux patrons ignorent aujourd’hui encore les raisons qui ont poussé leurs collaborateurs à commettre ces actes criminels. «Nous venions de diminuer les salaires mais, en contrepartie, nous avions également baissé les heures de travail», indique José Chavaillaz.

Pour l’avocat Timothée Bauer, il s’agit tout simplement, dans la plupart des cas, de «criminalité d’occasion»: des individus honnêtes, mais temporairement en difficultés financières ou simplement peu conscients de la gravité de leurs actes, peuvent en venir à commettre des actes criminels si l’occasion se présente et que le risque d’être attrapé semble minime à leurs yeux. Isabelle Augsburger-Bucheli, doyenne de l’Institut de lutte contre la criminalité économique (ILCE) à Neuchâtel, cite dans ce contexte le «triangle de la fraude»: «Ce schéma consiste en une motivation, une occasion et une justification. Les trois éléments s’influencent mutuellement. C’est-à-dire qu’un salarié qui a la sensation de ne pas être assez rémunéré aurait déjà une motivation, ce qui lui donnerait un sentiment de justification de son acte criminel s’il en a l’occasion.»

Dégâts d’image

Ce qui peut partir d’un sentiment d’injustice ressenti par l’employé, peut engendrer de très graves conséquences sur l’image de l’entreprise une fois que les faits sont publiquement connus, comme le confirme Didier Ochs: «Même si nous nous considérons comme victimes dans cette affaire d’essence volée, notre image en a beaucoup souffert. Dans le milieu du transport, on n’a pas vraiment apprécié que nous ayons dénoncé neuf de nos collaborateurs et que nous les ayons tous licenciés par la suite.» Selon Matthias Kiener de KPMG, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle la plupart des PME essaient de régler de telles affaires en interne. Outre les conséquences sur l’image de l’entreprise, il estime qu’un délit commis par un salarié peut aussi être vécu comme un échec personnel du côté du patron. «J’ai déjà vu des directeurs d’entreprises s’effondrer en larme tant ils étaient affectés par cet abus de confiance.»

Dès lors, comment réagir lorsque l’on est confronté à un délit économique? «Si on décide de pénaliser le collaborateur ayant commis un délit, il faut d’abord porter plainte, conseille Timothée Bauer. Ensuite seulement, il est possible de licencier immédiatement le malfaiteur. En revanche, il est primordial de recueillir des preuves concrètes avant de passer à l’action, sous peine de voir le licenciement pour juste motif annulé. Cela peut être des témoins, des images de vidéosurveillance ou des documents qui prouvent une fraude.» Chez Morard Quincaillerie, tout le fonctionnement interne a été affecté par l’affaire de vol: sept caméras de vidéosurveillance ont été installées dans le magasin, ainsi qu’un nouveau logiciel qui répertorie chaque marchandise. «Nous faisons maintenant très attention», reconnaît José Chavaillaz. Sans vouloir entrer dans les détails, Didier Ochs indique également que sa manière de gérer l’entreprise a énormément changé. Par ailleurs, les deux patrons demandent désormais un extrait de casier judiciaire avant chaque nouvelle embauche. José Chavaillaz appelle même les anciens patrons, pour s’assurer que tout soit en ordre: «Même la police nous a dit que nous avions trop fait confiance à nos employés. Cette histoire de vol nous a vraiment ouvert les yeux.»

La problématique est largement sous-estimée en Suisse, dit Isabelle Augsburger-Bucheli, de l’ILCE: «Selon nos études, plus de 60% des PME considèrent le risque lié à la criminalité économique comme faible voire très faible. La plupart de ces entreprises pensent que ce danger est stable et même en décroissance. Ils estiment que la criminalité concerne en priorité les autres, en particulier les multinationales.» Pourtant, les chiffres montrent que la problématique existe et qu’il est aujourd’hui imprudent de jouer uniquement la carte de la confiance. «La solution n’est certes pas de contrôler en permanence ses collaborateurs, résume l’avocat Timothée Bauer. Mais un simple document avec des engagements à respecter que les salariés doivent signer marque déjà les esprits. Il faut que le sujet soit thématisé afin de créer une prise de conscience, notamment pour les vols répétés de petite fourniture, qui peut au final engendrer une perte non négligeable pour l’entreprise.»
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.