LATITUDES

«Nous nous trouvons dans un basculement radical»

Pour le philosophe français Yves Michaud, l’avenir sera constitué d’un face-à-face entre l’Homme nouveau, prothésé et autocontrôlé, et des croyants fous qui refusent toute forme de connaissance. Interview.

«Le Narcisse contemporain, c’est quelqu’un qui cherche à se rassurer indéfiniment dans des images, dans ses images. Parce qu’il ne sait plus trop qui il est.» En perte de repères, l’individu se trouve aujourd’hui dans une situation radicale de mutation. Le philosophe français Yves Michaud, professeur et concepteur de l’Université de tous les savoirs (UTLS), a tenté d’identifier et de décrire ces bouleversements dans son dernier ouvrage, Narcisse et ses avatars*, sous forme d’abécédaire, en 26 rubriques. En substituant Avatar à Identité, Kit à Corps ou encore YouTube à Culture, il se fait témoin des obsessions nouvelles de notre temps.

Pourquoi considérez-vous que nous sommes entrés dans une nouvelle ère?

Nous avons vécu les quarante dernières années dans ce que le critique américain Harold Rosenberg appelait la «tradition du nouveau». C’est-à-dire l’obsession pour la nouveauté, le nouveau à tout prix, l’innovation, le lancement de produits innovants, des offres nouvelles… Aujourd’hui, je corrigerais cette perspective: nous ne sommes pas vraiment dans le «nouveau», mais bien dans un basculement radical. Il s’agit d’un changement d’univers, qui exige de notre part de modifier nos référentiels et nos schémas d’appréhension du monde.

Et quels sont les fondements de ce basculement?

Il en existe beaucoup. D’une part, les progrès technologiques, notamment dans le domaine des biotechnologies, des sciences de la vie et de la médecine. D’autre part, les nouvelles technologies militaires, les drones notamment, ainsi que des moyens de détection et de surveillance des conversations de tout un chacun. Enfin, les technologies numériques, de communication, de diffusion, d’archivage et d’accessibilité de l’information. Ces trois axes me semblent décisifs.

Les outils technologiques à disposition évoluent, certes. Mais qu’en est-il de l’Homme?

Tout cela produit un homme neuf, biologiquement et technologiquement! Physiquement d’abord: allongement considérable de la durée de la vie, connaissance du génome et donc possibilité déjà présente de l’eugénisme et de la prévention des maladies et malformations génétiques en amont. Ensuite, c’est un homme neuf en termes cognitifs, qui dispose de bien plus de possibilités de perception, de connaissance et de traitement des données. Nous sommes soutenus par d’immenses prothèses cognitives.

Est-ce vraiment si «neuf»? L’histoire de l’humanité a toujours été celle de changements considérables.

Evidemment, passer de chasseur à agriculteur, découvrir de nouveaux territoires ou inventer le chemin de fer ont constitué des évolutions majeures. On mesure encore mal à quel point le chemin de fer a changé la perception de la vie, le regard sur l’espace et les possibilités de voyage au XIXe siècle. Mais ce qui me frappe aujourd’hui, si l’on prend une perspective longue, c’est que les changements sont à la fois considérables et très rapides. Jamais l’humanité n’a connu autant de changements, aussi vite. Ce sont des changements que nous avons «avalés» en quelques années, alors que les Grandes Découvertes du XVe siècle se sont écoulées sur plusieurs décennies.

Dans votre livre, vous dites vouloir rester un observateur. Mais nous vous sentons parfois nostalgique. Comment vivez-vous personnellement les changements récents?

Si l’on veut étudier une situation honnêtement, il faut poser des constats lucides, même s’ils ne sont pas réjouissants. Les crises servent à tester nos capacités d’adaptation. Certaines personnes sont laissées de côté et ne s’adaptent pas.

J’ai deux attitudes. L’une en tant qu’homme issu d’une certaine culture, de tradition humaniste, aujourd’hui avancé en âge et ayant connu un monde ancien – donc, d’une certaine manière, pouvant le regretter. Beaucoup éprouvent la nostalgie des temps anciens: les spécialistes du marketing l’ont bien compris en créant du «faux vieux». Des retours à l’ancien qui se rapprochent le plus souvent d’une sorte de Disneyland… On veut bien retrouver la nature sauvage, avec des ours et des loups, mais qui ne mordent pas. C’est de l’artifice à l’état pur pour retrouver du naturel.

Malgré cela, je considère que le rôle de l’intellectuel, du philosophe, de l’homme responsable est d’insister sur les points «positifs» de ce basculement. Un exemple: les moyens dont nous disposons aujourd’hui, en termes d’accès au savoir, sont inouïs. Auparavant, nous faisions de la recherche artisanale. Par ailleurs, est-ce que les référentiels du passé – la religion révélée ou la déférence vis-à-vis des puissants – étaient meilleurs? Ce n’est pas plus mal d’être sans référence forte. Je suis un des rares philosophes se présentant comme «sceptique», c’est-à-dire essayant d’avoir le moins de croyances possible. Contrairement à ce que beaucoup imaginent, on n’a pas besoin de beaucoup de croyances pour être heureux.

Les changements en cours provoquent de fortes résistances. Pouvez-vous les décrire?

Il me semble qu’il existe deux sortes de néophobie. L’une est assez tolérante et ouverte au changement: on craint la nouveauté parce qu’elle nous déstabilise, mais on n’y est pas fondamentalement opposé. Il existe une autre néophobie, plus intéressante mais plus inquiétante: les retours des fondamentalistes, notamment islamistes. C’est selon moi la seule néophobie «sérieuse» à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui. Il s’agit d’un retour pur et simple à la croyance, un refus de la connaissance, l’un des moteurs fondamentaux de notre fonctionnement sociétal.
Je crois que nous nous dirigeons vers un face-à-face. D’un côté, il y aura le «post-humain», l’homme prothésé et autocontrôlé, à la manière du soldat actuel, directement connecté via son oreillette au poste de commandement – donc un être sans grande liberté. Et de l’autre, des croyants fous. Un auteur parle très bien de cela: Michel Houellebecq. Il décrit une société atomisée et en même temps hyper-perfectionnée.

Cela semble plus complexe: ces «croyants fous» utilisent aussi les nouvelles technologies…

Oui, à travers les réseaux sociaux ou internet. Mais cela reste marginal. Justement, ce qui me frappe dans les sociétés musulmanes, c’est qu’elles ne développent pas des axes forts de recherche et de technologie. Ces sociétés vivent de la rente, pétrolière essentiellement. Je suis très marqué par ce rapport entre «obscurantisme» et rente. C’est pareil en Russie. Ce sont des économies de défaite – comme cela a été le cas pour l’Espagne et le Portugal au XVIe siècle. Ils ont pillé l’or des Amériques et finalement ce sont les pays «industrieux», les Britanniques, les Français, et surtout les Néerlandais, qui en ont profité.

Vous expliquez qu’avec les nouvelles technologies, l’homme s’individualise. Or, on observe beaucoup d’initiatives de partage sur internet.

Les initiatives de partage, de surcroît sur internet, ne représentent pas de vraies communions, mais des instantanés. Ce sont des communautés «portemanteau». L’individualisation reste une tendance lourde. Et auparavant, la notion d’identité n’existait pas! Au XIVe siècle, on n’avait pas de nom propre, ni de signature. On s’appelait Roux parce qu’on était roux, tout simplement, et cela ne possédait pas de grande importance.
Mais, pour revenir au thème du numérique, je crois que le changement principal – celui qui m’inquiéterait le plus si je devais encore vivre cinquante ans – concerne la notion de liberté. Nous partons de l’idée que nous sommes libres ou que nous avons la possibilité de l’être. Mais avec les moyens actuels de traçage et d’analyse de nos comportements, ces certitudes vont vaciller. Et là, le changement sera terrible.

Vous considérez YouTube comme le fondement d’une «nouvelle culture». Pourquoi ce moyen de communication en particulier?

Son impact est gigantesque. Il symbolise la fin d’un monde hiérarchique au profit d’un monde horizontal. Il n’y a plus le «producteur», le prescripteur, celui qui décide ce qui sera publié. Via YouTube, on assiste à une dé-hiérarchisation considérable de la culture. Certes, c’est la culture du «n’importe quoi», cela va du «areu areu» du petit dernier aux exécutions musicales rarissimes de Glenn Gould. Mais c’est un trésor inépuisable d’archives. Montaigne faisait le tour de son monde avec 500 livres, nous, nous ne pouvons plus le faire.

On trouve une permanence dans votre ouvrage: la notion d’oligarchie. A vous lire, on a l’impression que cet aspect-là n’a pas changé.

Dans l’histoire humaine, le pouvoir a été monopolisé par des pouvoirs oligarchiques. L’oligarchie actuelle est simultanément financière et technologique. Les hommes les plus puissants du monde s’appellent Bill Gates, Mark Zuckerberg ou Jeff Bezos… La spéculation financière est inconcevable, aujourd’hui, sans la technologie. Le métier de banquier n’est plus le même qu’autrefois. D’où peut-être une autre question: jusqu’où ira le développement de l’intelligence artificielle? De nouveaux «mondes nouveaux» nous attendent!

*Yves Michaud, Narcisse et ses avatars, éditions Grasset, 2014

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Collaboration: Serge Maillard

Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 9).

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