KAPITAL

La santé des ponts: un projet béton

La majorité des 3000 ponts de Suisse devront faire l’objet de réfections. Pour aborder ce marché, Alexis Kalogeropoulos a développé un modèle économique original qui passe par la création d’un label.

«Les humains ne sont pas les seuls à tomber malade. Les ouvrages bétonnés peuvent également souffrir de diverses pathologies.» Tel un médecin qui ausculte son patient, Alexis Kalogeropoulos, fondateur de la société Bridgology, établit des bilans de santé approfondis des infrastructures en béton. Ce diagnostic s’effectue à titre préventif. Le but? Identifier si l’édifice – pont, viaduc ou barrage – menace de s’endommager et planifier les travaux nécessaires.

Il y a une dizaine d’années, alors jeune ingénieur civil passionné par les ponts, Alexis Kalogeropoulos apprend que ces derniers souffrent d’un mal récurrent, le cancer du béton. «Cette maladie est causée par le sel, qui provient de deux sources: le dégivrage des routes en hiver et les embruns marins», explique le spécialiste. Le sel s’accumule dans le béton et finit par atteindre les armatures de l’édifice. Celles-ci, en rouillant, vont prendre du volume et causer des déformations de la chaussée, mettre à nu des pans entiers de la structure ou, dans les cas extrêmes, provoquer son effondrement.

«Outre le cancer du béton, nous sommes confrontés à un second problème: une part importante des édifices arrivent en même temps en fin de vie, poursuit Alexis Kalogeropoulos. Nous entrons dans une période charnière.» La plupart des infrastructures routières bétonnées d’Europe et d’Amérique ont été construites dans les années suivant la Seconde Guerre mondiale. Léger, résistant et peu coûteux, le béton armé est venu massivement remplacer les structures en acier et pierre de taille qui dominaient le marché. Or, selon les conditions (météo, densité du trafic, etc.) et avec un mauvais entretien, sa durée de vie peut être inférieure à 50 ans.

Comme un radiologue

C’est à la suite de ce constat qu’Alexis Kalogeropoulos décide de se lancer dans le secteur de l’inspection des ponts. Il développe une nouvelle technologie pour démocratiser l’utilisation du géoradar — un outil non-invasif qui permet de scanner rapidement un pont de 100 mètres — dans le cadre d’une thèse à l’EPFL, puis fonde Bridgology à Lausanne en 2013.

«Le géoradar est peu utilisé par les ingénieurs civils car les données qu’il récolte sont très difficiles à déchiffrer, relève Alexis Kalogeropoulos. J’ai donc conçu un nouveau procédé permettant de les interpréter plus facilement.» La technologie de Bridgology produit des cartes 2D et 3D qui synthétisent l’état de l’ouvrage examiné – épaisseur, défauts et anomalies de l’asphalte et du béton, contamination par le sel – et permettent de cibler les interventions nécessaires. «Il est ainsi possible de parer aux réparations les plus urgentes et de limiter les dépenses», poursuit l’ingénieur. L’auscultation ne dure que quelques heures, l’analyse des données, une semaine. Le coût moyen d’une opération de scannage s’élève à une dizaine de milliers de francs.

Pour Eugen Brühwiler, du Laboratoire de maintenance, construction et sécurité des ouvrages de l’EPFL, le procédé offre des perspectives intéressantes. «Les méthodes conventionnelles sont invasives. Elles demandent des prélèvements par carottages qui endommagent les structures, une technique lente et coûteuse qui nécessite souvent la fermeture de l’infrastructure avant même de savoir si des travaux sont nécessaires.»

Des milliards en jeu

«Bridgology est actuellement en phase de développement sur le marché Suisse, note Alexis Kalogeropoulos. Aujourd’hui, l’objectif est de prouver la viabilité économique du modèle.» Depuis les débuts de son projet (démarré en 2008 avec sa thèse), le fondateur de Bridgology a scanné une vingtaine d’édifices, dont six ces cinq derniers mois, ce qui démontre à quel point le problème prend de l’ampleur. L’Office fédéral des routes (OFROU), les cantons, les villes ainsi que les administrations publiques propriétaires figurent parmi ses clients.

«Alexis Kalogeropoulos est l’un des rares experts de ce domaine, note Eugen Brühwiler de l’EPFL. Aujourd’hui, seules deux sociétés en Suisse utilisent le géoradar. Ses principaux concurrents appliquent encore les méthodes d’auscultation conventionnelles.» Alexis Kalogeropoulos voit dans cette concurrence de futurs clients potentiels: il souhaite établir des partenariats avec des entreprises d’inspection et des bureaux de mesure et d’analyse en leur offrant ses services de traitement de données. «Il s’agit d’accompagner les sociétés qui souhaitent accéder à notre technologie en tenant des workshops, en les formant ou en faisant intervenir des employés de Bridgology en leur sein. Au final, je souhaite que Bridgology devienne un label et que sa technologie puisse être utilisée par d’autres.»

En Suisse, plusieurs réfections de ponts sont actuellement en cours, dont celle du viaduc de Chillon, sur l’autoroute A9. «Ces travaux occasionnent un important engorgement du trafic. Nous réalisons alors à quel point nos sociétés sont dépendantes de ce type d’ouvrages», souligne Alexis Kalogeropoulos. L’ORFOU rappelait dernièrement dans un communiqué que les routes nationales suisses comptent près de 3000 ponts et 240 tunnels, et que nombre d’entre eux devront prochainement faire l’objet d’une réfection du fait de leur ancienneté. Rien qu’en 2015, la Confédération prévoit d’investir 1,24 milliard de francs pour l’aménagement et l’entretien du réseau existant via le Fonds pour les routes nationales et le trafic d’agglomération.

Problématique mondiale

Malgré l’ampleur des travaux à venir, la Suisse fait figure de bonne élève. Sa politique de maintenance des infrastructures a notamment été citée en exemple dans un rapport du World Economic Forum publié en 2014. «Mais dans d’autres pays, comme aux Etats-Unis, la situation devient critique», relève Alexis Kalogeropoulos. Un rapport de la Société américaine des ingénieurs civils paru en 2013 estimait qu’un investissement de 1700 milliards de dollars serait nécessaire d’ici à 2020 pour conserver l’infrastructure du «transport de surface» (routes, rail, voies navigables) en état de fonctionnement.

La situation actuelle promet un bel avenir à Bridgology au-delà des frontières helvétiques: «La société va s’agrandir par étapes, explique Alexis Kalogeropoulos, qui n’a encore aucun employé. Je suis en train de constituer une assise stable en Suisse, qui me permettra d’embaucher et de former de premiers experts.» Alexis Kalogeropoulos entend profiter de la réputation d’excellence suisse dans la construction et le maintien des infrastructures pour s’exporter. Il espère montrer l’exemple à d’autres sociétés pour les inciter à s’ouvrir au marché de l’inspection des infrastructures bétonnées. «Mais pour cela, il est aussi nécessaire de former une nouvelle génération d’ingénieurs civils spécialisés dans la médecine des structures. Une mobilisation scientifique et politique sur le sujet permettrait de développer de nouveaux outils.»
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.