KAPITAL

Les héros des entreprises sociales

En commercialisant leurs produits, ces PME d’un nouveau genre ont pour objectif l’amélioration de problèmes sociaux et la préservation de l’environnement. Exemples.

Lorsque Million Abebe est arrivée à Genève, il y a cinq ans, la jeune Ethiopienne ne parlait pas un mot de français et n’avait aucune formation. «J’ai commencé par suivre des cours pour apprendre la langue pendant la journée, se rappelle-t-elle. Et je travaillais un peu le soir. Mais il était impossible de trouver un vrai job sans aucune expérience.» Un jour, Laura Venchiarutti-Tocmacov, la fondatrice de l’entreprise de nettoyage Mr & Mrs Cleen, lui donne une chance. Cela fait maintenant quatre ans que l’Ethiopienne nettoie des appartements à Genève et dans le Canton de Vaud. «C’est un véritable emploi, explique la jeune femme de 29 ans qui parle désormais couramment le français. La vie est bien plus facile.»

Mr & Mrs Cleen n’est pas une société de nettoyage comme les autres. Il s’agit d’une entreprise sociale. «Notre objectif n’est pas de générer du profit mais de faire du bien à la société, résume Laura Venchiarutti-Tocmacov. Cela dit, notre compagnie fonctionne selon les mêmes principes qu’une entreprise privée pour tout le reste.»

La Genevoise d’origine roumaine a créé la société en 2010. «J’avais remarqué qu’il était de plus en plus difficile d’obtenir un travail alimentaire, comme serveur, vendeur ou nettoyeur, explique-t-elle. Il fallait systématiquement avoir un diplôme, un CFC. Or, certaines personnes font de très bons employés même si elles n’ont pas de diplôme.» Laura Venchiarutti-Tocmacov constate également que celles qui parviennent tout de même à décrocher un emploi se trouvent confrontées à des conditions particulièrement dures. «Travailler quelques heures par jour, tôt le matin ou tard le soir, ne suffit pas pour gagner sa vie.»

Mr & Mrs Cleen compte aujourd’hui environ 90 clients. «Cela nous permet d’employer 15 personnes. Nos tarifs correspondent approximativement à ceux du reste du marché, mais nos bénéfices sont réinvestis dans l’entreprise.» Tous les employés ont été ou sont à l’aide sociale ou chômeurs en fin de droit. Les clients permettent de financer 80% de son activité. «Le reste est atteint grâce à des mécènes, qui nous ont fourni 500’000 francs.» Autre avantage: les employés ont la possibilité d’obtenir un diplôme, comme un CFC ou une AFP (Attestation fédérale de formation professionnelle). «L’idée est qu’ils accumulent suffisamment d’expérience pour quitter ensuite l’entreprise et continuer à travailler dans la filière du nettoyage ou dans une autre branche.»

De la banque au medtech

L’entrepreneuriat social a été popularisé dans les années 1980 par l’Américain Bill Drayton, un pionnier du secteur. Le principe: créer des entreprises dont l’objectif n’est pas le profit, mais l’amélioration d’une situation sociale ou environnementale. Très souvent, une entreprise sociale mène une activité lucrative qui permet de financer son projet idéaliste. Le concept a très rapidement conquis la Suisse. C’est en 1984 que l’une des premières entreprises sociales, Réalise – active dans la formation et la réinsertion professionnelle – a été créée à Genève. Et, depuis quelques années, le modèle a fait école et on en trouve dans tous les domaines. Le statut juridique d’«entreprise sociale» n’existant pas, elles évoluent sous différentes formes: association, fondation ou société anonyme.

EspeRare Foundation, basée à Plan-les-Ouates (GE), travaille, par exemple, dans le secteur pharmacologique et promeut le développement de médicaments pour les maladies rares. Ces préparations ne sont souvent pas suffisamment rentables pour le modèle d’affaires des compagnies pharmaceutiques traditionnelles. La Banque Alternative Suisse offre pour sa part des comptes en banque éthiques et sociaux. La caisse de pension Nest a créé un deuxième pilier avec un fort engagement éthique. La Thune, en Valais, Le Relais, dans le canton de Vaud, et JobService, à Neuchâtel, facilitent la réinsertion professionnelle. Au Tessin, Swissleg produit des prothèses à des coûts raisonnables.

«Nous rencontrions beaucoup d’excellents maçons, jardiniers ou monteurs horlogers qui n’arrivaient pas à décrocher un emploi parce qu’ils ne parvenaient pas à écrire un bon CV et à réussir un entretien d’embauche», se souvient Christophe Dunand, le directeur de Réalise. L’entreprise sociale a donc créé un terrain d’entraînement «grandeur nature» afin de permettre à ces candidats de faire leurs preuves en montrant à de potentiels employeurs la qualité de leur travail.

«Nous formons des gens dans des secteurs comme l’horlogerie, la logistique, la reprise et la valorisation de matériel électronique ou la blanchisserie. Les employeurs viennent ensuite observer nos employés au travail. Nous jouons un rôle de filtre, de garantie de qualité.» Réalise s’occupe, par exemple, du nettoyage de la Maison de la Paix, la nouvelle annexe de l’Institut de hautes études internationales et du développement, à Genève. «C’est un magnifique bâtiment de 45’000 m2 flambant neuf. Les entreprises peuvent voir d’elles-mêmes l’excellent travail que nous y faisons.» Aujourd’hui, près de 200 à 300 personnes passent par Réalise chaque année. «Nous facturons nos services aux entreprises comme n’importe quelle société, ce qui nous permet de ne dépendre des subventions qu’à 50%.»

Nouveau statut juridique

Malgré leurs succès, les entreprises sociales font face à plusieurs défis. Ces sociétés ne sont pas à l’abri de difficultés financières. En Suisse romande, aucune n’arrive à l’équilibre financier sans recourir à des donations ou subventions. Compenser les pertes liées à une activité sociale avec les gains réalisés par la vente classique de services est un équilibre parfois difficile à trouver. «Nous avons été confrontés à un gros souci de cash-flow l’an passé», confie Laura Venchiarutti-Tocmacov, de Mr & Mrs Cleen.

Pour résoudre ce problème, l’entreprise a dû demander à ses clients de payer ses services avant qu’ils ne soient fournis. Heureusement pour l’entreprise, «presque tous ont accepté que nous leur facturions au moins un mois de nettoyage à l’avance. Certains nous ont même permis de leur facturer trois à neuf mois à l’avance.» Une preuve que les clients de Mr & Mrs Cleen sont convaincus de la qualité de ses services.

L’autre difficulté vient du fait que les entreprises sociales ne disposent pas d’un statut juridique adapté. «Il y a un vide en Suisse, explique Aurore Bui, une consultante en innovation sociale basée à Genève. La ‘moins mauvaise’ forme juridique est l’association.» Mais cela exclut de générer des bénéfices. «Et donc de mettre de côté de l’argent pour tenir le coup en cas de ralentissement ou d’investir des fonds dans la recherche et le développement.»

De plus, les associations sont rarement prises au sérieux. «Les gens pensent tout de suite à un club de football ou de tennis de quartier, pas à une entreprise respectable», témoigne Christophe Dunand, directeur de Réalise, qui a opté pour ce statut. Les relations avec les institutions bancaires ne sont pas non plus aisées. «J’ai voulu obtenir un emprunt pour acheter un immeuble, relève Christophe Dunand. Impossible en tant qu’association.»

Quelle est la solution? «La Sàrl ne convient pas non plus, car elle ne permet pas de déposer des demandes de subventions», détaille Aurore Bui. La France, la Belgique, l’Angleterre et l’Italie ont créé un statut spécial pour les entreprises sociales. «Nous avons besoin d’une nouvelle catégorie juridique en Suisse qui règle ces problèmes.»

Ce nouveau statut juridique permettrait d’expliciter une nouvelle réalité: ce que ces entreprises apportent à la société ne se retrouve ni dans une entreprise privée, ni dans une association à but non lucratif. L’association Euforia en est l’illustration parfaite. Elle a un double objectif: mettre sur pied des workshops pour sensibiliser les jeunes aux questions environnementales et au développement durable, tout en exploitant les connaissances acquises par des employés expérimentés. Ainsi elle conseille des entreprises comme Swisscom sur la manière de mieux toucher les adolescents. «Sans nous, personne ne ferait ce travail qui permet aux seniors de mieux comprendre les jeunes et vice versa», explique Jerónimo Calderón, le «Chief Inspiration Officer» d’Euforia.
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.