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Volutes cubaines vers l’Amérique

La levée de l’embargo américain sur Cuba pourrait faire exploser la demande de cigares premium et relancer le marché. Perspectives.

Nous sommes le 2 février 1962. John F. Kennedy demande à son officier de presse, Pierre Salinger, de provisionner un maximum de cigares cubains. Le président américain s’apprête en effet à signer ce qui deviendra le plus long embargo commercial de l’histoire. Pierre Salinger parvient à mettre 1’200 «premium» de côté. Juste avant qu’ils ne deviennent des produits de contrebande.

Cinq décennies plus tard, la détente amorcée entre Washington et La Havane ouvre la voie à une éventuelle levée de l’embargo (c’est au Congrès que revient la décision finale). Dans la foulée, ce sont des millions de cigares cubains, déjà troisième produit d’exportation, qui pourraient déferler dans les shops américains. L’ouverture de cet immense marché – pas moins de 8 milliards de dollars, soit 38% de la consommation mondiale – suscite toutes les convoitises.

Habanos vise 70% du marché

Mais c’est bien Habanos — codétenue par Imperial Tobacco (numéro 4 mondial du tabac) et le gouvernement cubain — qui pourrait toucher le gros lot. Implantée dans 150 pays, la firme contrôle déjà la distribution globale de tabac cubain et a engendré 439 millions de dollars de chiffre d’affaires en 2014 sans avoir accès aux consommateurs américains.

Son vice-président pour le développement, Javier Terrés de Ercilla, ne cache pas son ambition: «L’ouverture du marché américain suppose une opportunité claire et importante d’augmenter nos ventes. C’est un marché complexe et hautement compétitif, mais nos perspectives sont bonnes, surtout si l’on considère l’aura de nos cigares dans ce pays.» Habanos espère capter rapidement 30% du marché américain après une éventuelle levée de l’embargo. Et 70% dans les cinq à quinze ans qui suivront.

La concurrence s’inquiète déjà. En République dominicaine et au Nicaragua, les producteurs ont pu jusqu’à aujourd’hui investir le marché américain sans avoir à se frotter à la concurrence cubaine. Mais ils pourraient bien devenir les grands perdants de la normalisation des relations diplomatiques avec La Havane.

Shane MacGuill, spécialiste de l’industrie du tabac pour Euromonitor International, souligne: «Tout producteur serait inquiet devant une telle menace. Mais le problème pourrait être moins commercial que juridique. Beaucoup de doutes subsistent quant à certaines appellations. On peut s’attendre à une multiplication des procès.» La bataille juridique autour de la marque Cohiba, produite à la fois à Cuba et en République dominicaine, dure par exemple depuis 1997. Il n’est pas encore clair si certains produits cubains devront changer de nom afin de pénétrer le marché américain.

Pour l’analyste, la croissance du marché pourrait toutefois bénéficier à tout le monde: «La légalisation du tabac cubain attirera sûrement beaucoup de clients vers les magasins spécialisés qui vendent déjà 40% des cigares consommés aux Etats-Unis. Je m’attends à beaucoup d’enthousiasme pour les cigares cubains durant les premières semaines puis les gens se remettront à fumer d’autres marques. Le tabac cubain a un goût très prononcé et reste onéreux. Les autres producteurs ont un coup à jouer en baissant leurs prix afin d’occuper un autre segment de marché.»

Le rêve cubain de Davidoff

Le groupe bâlois Oettinger Davidoff — 39 millions de cigares produits en 2013 pour 1,2 milliard de francs de chiffre d’affaires — voit la fin de l’embargo comme une nouvelle ère sur le marché américain avec une véritable explosion de la demande de cigares premium. La firme a quitté Cuba en 1989 mais, depuis 2011, des contacts réguliers sont entretenus avec les autorités. «Cela a toujours été le rêve de notre compagnie de revenir, concède son CEO Hans-Kristian Hoejsgaard. Une telle évolution politique ouvrirait sans aucun doute la voie. Mais, pour nous, la condition sine qua non reste le contrôle de la qualité du tabac et de la production.»

Car ce sont bien les limites de l’économie centralisée de Cuba — un pays avec un lourd passif d’expropriations — qui pourraient freiner le développement du marché. Pour l’analyste Shane MacGuill, il est peu probable que le gouvernement cubain remette en question son accord avec Imperial Tobacco. «La Havane maintient un contrôle très strict sur l’industrie du tabac. Elle multiplie les poursuites judiciaires pour protéger ses marques. Peu d’investisseurs pourront faire leur entrée sur ce marché. Hormis ceux qui sont centrés sur des marchés spécifiques ou émergents comme la Chine.»

Javier Terrés de Ercilla, vice-président de Habanos, ne dit pas autre chose: «Notre entreprise est née d’une alliance sur le long terme avec le gouvernement cubain. Cela nous garantit une certaine stabilité pour les développements futurs. Nous ne spéculons sur aucune autre alternative au scénario actuel.»

Des doutes subsistent pourtant quant au potentiel de développement de l’industrie cubaine. Shane MacGuill rappelle que, l’année passée, Habanos a déjà fait mention de problèmes d’approvisionnement à Cuba: «S’ils ne parviennent pas à faire face à la demande en 2014, on est en droit de se demander ce qu’il se passera en 2015 avec une ouverture partielle du marché américain! La compagnie fait des efforts pour se mettre à jour et anticiper l’évolution du marché. Mais l’augmentation anticipée de la production représente tout de même la bagatelle de 50%.»

Du côté de Habanos, on reste pourtant serein. Son vice-président rassure: «L’industrie cubaine améliore de jour en jour sa productivité dans le domaine agricole et préindustriel. Il existe un réel potentiel pour augmenter la production tout en maintenant les mêmes standards de qualité. Si les conditions climatologiques restent favorables, nous serons dans une position idéale pour faire face à la demande américaine.»
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Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine (2015, no3).