LATITUDES

Dans la tête des coureurs de fond

A quoi pensent les coureurs de longues distances? Une étude originale s’est emparée du sujet.

Les expressions sur le visage des coureurs de fond se ressemblent. Tous donnent l’impression de penser à quelque chose. Quels sujets agitent le cerveau de ces sportifs? J’ai commencé par poser la question à Delphine, ma coiffeuse, qui s’entraîne en vue de «Morat-Fribourg». «Je cours pour me vider la tête, mais il m’arrive aussi de penser à un tas de choses que je ne retiens pas, une fois la course terminée», m’a-t-elle répondu.

Un témoignage que l’on retrouve dans l’«Autoportrait de l’auteur en coureur de fond» de Haruki Murakami. «On m’a souvent demandé à quoi je pensais lorsque je courais. En général, les gens qui me posent cette question n’ont jamais participé eux-mêmes à des courses de fond. A quoi exactement est-ce que je pense lorsque je cours? Eh bien, je n’en sais rien», relève l’écrivain japonais. «Simplement je cours. Je cours dans le vide. Ou peut-être devrais-je dire autrement: je cours pour obtenir le vide. Oui voilà, c’est cela, peut-être. Mais une pensée, de-ci de–là, va s’introduire dans ce vide», poursuit-il.

C’est à la quête de ces pensées «de-ci de-là» qu’est partie une équipe de chercheurs sous la direction d’Ashley Samson, professeur de kinésiologie à la «California State University». Comme ces pensées survivent rarement à la douche, les dix coureurs-cobayes, âgés de 29-52 ans, ont été munis d’un enregistreur leur permettant de verbaliser en «live» leurs cogitations. Des cogitations nées sans avoir les deux pieds accrochés au sol. L’analyse des enregistrements a fait l’objet d’une étude intitulée cialis 50mg suppliers et publiée dans «International Journal of Sport and Exercise Psychology» (édition du 25 juillet 2015).

Prendre congé de la loi de la gravité, élève-t-il le niveau de la réflexion? Les chercheurs ont répertorié trois grandes catégories de préoccupations. La première englobe 40% des pensées: elles ont trait à la vitesse de déplacement et à la nécessité ou non d’accélérer pour atteindre l’objectif fixé. L’exemple d’Henry: «7minutes 30 par mile, c’est bien mais c’est plat, attention à la petite montée qui se profile». Et celui de Fred: «Une descente. Il ne faut pas que je me suicide en me laissant aller. Je dois maintenir le même rythme.»

La deuxième catégorie, regroupe 32% des pensées. Ce sont essentiellement des plaintes liées à des douleurs qui résultent de l’impact répété des pieds et des articulations sur le sol. «Que ça fait mal! Je pense que mon souffle me dit que j’ai démarré trop vite», se murmure Enzo. «Je suis trop fatiguée. Mon ventre me fait si mal. Je vais vomir», soupire Laurie. Quant à la troisième catégorie, elle représente 28% des pensées et enregistre des propos qui se focalisent sur l’environnement, la météo, le paysage, les autres coureurs ou spectateurs. Ils sont généralement plus positifs que les précédents.

La récolte de telles données devrait permettre d’améliorer les performances sportives. Mieux connaître les difficultés mentales rencontrées durant une épreuve permettrait de les surmonter grâce à un entraînement judicieusement ciblé.

Spectatrice du récent Ultra Trail du Mont Blanc (UTMB) à Chamonix, je me suis muée en reporter. Sans difficulté, j’ai convaincu douze «finishers», par encore douchés, de répondre en une phrase à une unique question: «A quoi avez-vous pensé durant l’épreuve?». Voici leurs réponses: «Pourquoi me suis-je lancé dans cette course de fous?», «Je devrais pouvoir suivre cette nana jusqu’à l’arrivée», «Je dois être déshydratée, une perfusion me ferait du bien», «Pourquoi je suis tellement loin du temps que je me suis fixé? Ma copine doit s’inquiéter», «La canicule aura bon dos pour expliquer ma performance», «Je m’interdis d’abandonner», «C’est la première et dernière fois, là je dépasse mes limites», «J’aimerais faire un roupillon. Dormir, j’ai besoin de dormir», «Je ne dois pas comparer ma performance à celle de l’année passée, il faisait moins chaud», «J’ai pensé à mon copain décédé récemment», «Il n’y a pas de honte à marcher de temps en temps. Ralentis et ça va repartir.» Ces réponses viennent corroborer les résultats de la recherche américaine.

De toute évidence, l’effort soutenu laisse peu de cerveau disponible pour des envolées philosophiques. La profondeur de la pensée semble inversement proportionnelle à la vitesse et à la distance parcourue. En librairie, on trouve très peu de coureurs ayant couché sur le papier leurs pensées. Des exceptions notoires: Daniel de Roulet, Guillaume Le Blanc ou Haruki Murakami. En revanche, les marcheurs-écrivains prolifèrent. Que d’émules, plus ou moins heureux, de Jean-Jacques Rousseau!