KAPITAL

Le crowdfunding pour financer son entreprise

Faire appel au public sur internet pour trouver des fonds séduit toujours plus de sociétés en phase de démarrage, mais aussi des PME bien établies. Témoignages.

Une bande dessinée sur l’école de recrue, un projet de recherche en art thérapie ou l’enregistrement d’un album de hard rock: le crowdfunding, qui s’est implanté progressivement en Suisse depuis la fin des années 2000, est surtout prisé par les milieux de la culture et du social. Mais le vent tourne. Faire appel au public sur internet pour financer son projet séduit désormais aussi les start-up et les PME. Parmi les exemples les plus visibles ces derniers mois, on peut citer le bar Ta Cave, à Lausanne, qui a ouvert début avril grâce à une campagne de financement participatif. La tendance répond à une demande logique dans un contexte où les banques se montrent frileuses en matière de crédits aux petites entreprises et où l’accès au capital pour les start-up reste difficile.

«Dans les pays anglo-saxons, le financement aux entreprises correspond à 80% du marché du crowdfunding», indique Vincent Pignon, professeur à la Haute école de gestion de Genève. La Suisse est en train de combler son retard. La plateforme helvétique Wemakeit s’est ouverte aux start-up il y a une année, indique sa responsable romande Sophie Ballmer, qui précise que 19 campagnes de start-up ont depuis abouti. Ce développement est aussi soutenu par l’apparition de nouveaux acteurs spécifiquement dédiés aux entreprises, comme WeCan.Fund, un site de prêts participatifs. Autre signal fort, les banques s’engagent dans le créneau. La Banque cantonale de Bâle-Campagne, en partenariat avec Swisscom, a ouvert cet été une plateforme qui cible justement les PME.

Foodtruck

La démarche concerne principalement les entreprises qui proposent un produit que le grand public comprendra facilement. En clair, il est plus facile d’obtenir un financement pour un foodtruck ou une montre connectée que pour une machine destinée à l’industrie. Autre contrainte: pour faire aboutir une campagne, il faut présenter un projet suffisamment solide. Quant aux montants, il est encore difficile en Suisse de lever des sommes importantes avec le crowdfunding. La solution n’est donc pas forcément adaptée à une start-up medtech ou biotech dont le développement nécessitera plusieurs millions de francs.

Parmi les différents modèles de financement participatif, le crowdsupporting avec contrepartie, tel qu’il est pratiqué sur Kickstarter ou Wemakeit, est le plus répandu. L’initiateur de la campagne remercie le contributeur pour son soutien en lui offrant quelque chose en retour, par exemple un t-shirt ou un bon. Mais la contrepartie peut aussi prendre la forme d’une précommande, un moyen qui permet à une entreprise de vérifier qu’elle est capable d’atteindre suffisamment de clients avant de lancer la fabrication de son produit. Les plateformes prélèvent en général 6% de commission et 4% de frais de transaction.

Le crowdlending, ou prêt participatif, constitue un autre modèle. Il concerne davantage les PME établies qui se tournent vers ce système plutôt que de solliciter une banque. L’intérêt pour le prêteur? Une épargne rémunérée à 4-5% et la satisfaction de soutenir directement l’économie réelle. «Pour la PME, le crédit est plus rapide et plus facile à obtenir qu’auprès des institutions classiques, dit Vincent Pignon, de la HEG Genève. Il faut compter une semaine à 15 jours pour obtenir le financement.» La dernière catégorie, le crowdinvesting, concerne les start-up, surtout celles actives dans le domaine des nouvelles technologies, et s’adresse à des investisseurs plus avisés, qui entrent dans le capital de la société.

Visibilité

Dans une étude publiée en 2014, la Haute école de technique et d’économie de Coire estime que les avantages du crowdfunding pour les entreprises vont «bien au-delà» du financement: publicité, évaluation de l’intérêt du public ou encore identification des besoins des clients pour améliorer le produit. «Le financement participatif est beaucoup utilisé à des fins de communication et de marketing, un aspect très important, souligne Vincent Pignon, de la HEG Genève. Certains projets pourraient passer par les banques mais choisissent cette voie car elle leur donne de la visibilité.»

Basée à Yverdon-les-Bains, la start-up Cliris, qui a mis au point un appareil high-tech pour nettoyer les lunettes, a lancé une campagne en 2014 sur Kickstarter pour lever 380’000 francs. «Nous n’avons pas enregistré le succès financier escompté, mais ce fut une expérience très positive, raconte Didier Lutz. La campagne nous a donné une excellente visibilité. Nous avons été inondés de retours et pu constater que l’intérêt pour le produit était là. Sur la base des commentaires récoltés, nous avons procédé à des modifications et trouvé un positionnement plus juste. Nous avons par exemple adapté le prix, le package et décidé de mettre en avant le modèle blanc, alors que nous pensions initialement que le noir marcherait mieux. Des distributeurs ont par ailleurs pris spontanément contact avec nous et nous avons maintenant des partenariats en Turquie, au Canada ou encore en Australie.»

Mais ces bénéfices ont évidemment un coût. Une campagne de crowdfunding demande du temps et de l’organisation, à commencer par la présentation du projet en ligne avec texte, photo et vidéo. «Il ne faut pas sous-estimer la démarche, qui nécessite beaucoup de réflexion en amont, poursuit Didier Lutz. Avec le recul, je constate par exemple que notre vidéo de présentation aurait pu être plus punchy. Pendant la campagne, mais aussi après, il faut suivre, répondre aux e-mails, donner des nouvelles.» Faire décoller une campagne de crowdfunding oblige à un intense effort de communication et de networking, surtout au moment de la mise en ligne, confirme Sophie Ballmer de Wemakeit. «Il faut vivre avec son projet», résume l’experte.

36% de croissance

Le petit écosystème suisse du crowdfunding, qui ne dispose pour l’instant d’aucun cadre réglementaire, pourrait bien changer de régime d’ici à 2017. «La FINMA attend l’aboutissement d’un projet de directive européenne qui vise à réguler et à harmoniser le financement participatif dans l’Union, indique Vincent Pignon de la HEG Genève. Elle devrait ensuite aller dans la même direction.» Les spécialistes s’attendent à l’introduction d’une licence obligatoire pour les plateformes, d’un montant maximal pour les campagnes et d’un plafond pour les contributeurs.

En 2014, le marché du crowdfunding en Suisse — tous types de projets confondus — a progressé de 36% par rapport à 2013 pour atteindre 15,8 millions de francs, selon le Crowdfunding Monitoring 2015 de la Haute école de Lucerne. A fin avril 2015, l’étude recensait 30 plateformes de crowdfunding actives en Suisse, contre une quinzaine seulement les années précédentes. «Comparé à la finance traditionnelle, il s’agit de montants très minimes, admet Vincent Pignon. Mais le marché est jeune et va continuer de croître.»
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TEMOIGNAGES

Eric Emery, Boulangerie Emery
«Les clients ont voulu s’engager»

Eric Emery, boulanger au Petit-Saconnex, dans le canton de Genève, est un pionnier du crowdlending. Il a utilisé cette méthode de financement d’une manière que l’on peut qualifier d’«artisanale», avant l’afflux de plateformes spécialisées. En 2011, son commerce se voit forcer de déménager car l’immeuble qu’il occupe doit être détruit. «Dans les nouveaux locaux, situés juste de l’autre côté de la rue, il fallait construire un laboratoire, aménager le tea-room, la terrasse, les faux-plafonds, les éclairages…. Des sommes folles, que je n’avais pas. J’ai alors pensé que mes clients seraient peut-être intéressés à me prêter de l’argent et j’ai déposé des flyers sur le comptoir pour expliquer la situation. Les gens ont commencé par poser des questions, puis se sont engagés. Tout s’est fait très simplement. Je suis quand même allé voir une banque, tout en sachant mon dossier ne l’intéresserait pas, ce qui s’est confirmé.»

Eric Emery propose aux prêteurs un taux d’intérêt de 4% avec un délai minimum de remboursement de deux ans. Les modalités détaillées sont discutées au cas par cas et les sommes rattachées à une assurance-vie comme garantie. Plus de 70 personnes participent, avec des montants allant de 2000 à 150’000 francs. Eric Emery, qui emploie aujourd’hui 18 personnes, parvient à récolter 1,675 million de francs. «J’espérais atteindre 200’000 francs, j’ai été très surpris! Certains participants étaient motivés par les intérêts, d’autres par une certaine méfiance à l’égard du système bancaire, d’autres encore par le désir de prêter pour un projet concret. J’ai senti une grande confiance. Nous servons entre 800 et 1000 clients par jour et nous sommes un peu comme une grande famille. Mes clients ont voulu s’engager pour soutenir un commerce auquel ils sont attachés et qui participe au lien social dans le quartier.»
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Amanda Byrde, Impact Hub Geneva
«L’objectif était de créer le buzz autour de notre projet»

L’Impact Hub Geneva, un espace mi-coworking mi-incubateur qui vise à soutenir les entreprises à vocation sociale ou environnementale, a mené une campagne de crowdfunding sur Indiegogo de janvier à mars 2015. «Nous avions deux objectifs: récolter les derniers fonds pour meubler nos locaux et créer un buzz autour de notre projet», raconte Amanda Byrde, cofondatrice et responsable des finances de la start-up genevoise. Pour ce qui est du financement, Impact Hub Geneva a récolté 49’000 dollars en deux mois, de 253 contributeurs. Comme contrepartie, en fonction du montant, les contributeurs ont reçu un accès aux locaux et services d’Impact Hub Geneva — accès qu’ils pouvaient aussi offrir à un entrepreneur social de leur choix — ainsi que des sacs et T-shirts réalisés par une artiste locale.

Pour sa visibilité aussi, la start-up a trouvé son compte. «Mener une campagne de crowdfunding oblige à communiquer de manière intense et permet de se créer un nouveau réseau», poursuit Amanda Byrde, qui souligne que la démarche demande un travail important. Pour faire connaître son projet, l’équipe a misé sur Facebook et Twitter et identifié une vingtaine de personnes influentes dans son entourage, des «ambassadeurs» à qui elle a demandé de diffuser des messages sur les réseaux sociaux à des dates précises durant la campagne. Elle a aussi ciblé les médias et les organisations du milieu des entreprises sociales pour relayer l’information. «Comme nous disposions déjà d’un espace physique, nous avons pu organiser deux grandes fêtes de soutien. Au final, le nombre de ‘like’ sur Facebook et Twitter et les ajouts à notre liste de contacts sont aussi précieux que les fonds récoltés.»
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Andy Ryan, 3BaysOver
«Nous avons gagné des alliés et un réseau»

Pour lancer 3BaysOver, un site qui vise à faciliter les partenariats entre les acteurs du marché du tourisme dans le monde entier, Andy Ryan devait trouver un million de francs. «Cette somme était impossible à lever dans mon réseau personnel, explique le cofondateur et CEO. Et les possibilités de financement en Suisse sont restreintes, ce qui m’a amené au crowdinvesting.» La start-up basée à Lausanne se tourne vers la plateforme ‘investiere’. «Elle applique des critères stricts dans le choix des projets qu’elle intègre. Il faut être bien préparé avant de se lancer et arriver avec un produit qui tient la route. Nous avons dû répondre à de nombreuses questions sur notre concept — un processus renforcé encore par le fait que nous sommes dans un créneau B2B, donc moins facile à comprendre — et fournir un plan financier détaillé.» Investiere a aussi demandé à 3BaysOver de trouver un investisseur principal issu de l’industrie du tourisme et la jeune entreprise a réussi à convaincre Roland Zeller, fondateur de travel.ch et pionnier du tourisme en ligne en Suisse.

«Une fois le projet accepté, tout est allé très vite. Investiere a sollicité son pool d’investisseurs et levé 500’000 francs à l’été 2014, un processus durant lequel elle a apporté un grand soutien. Une dizaine de personnes sont ainsi entrées dans notre capital. L’autre moitié du financement nécessaire provient de nos propres démarches. Faire appel à une plateforme de crowdinvesting nous a aussi permis de gagner des alliés et de construire un réseau de personnes expérimentées sur lesquelles nous pouvons nous appuyer.» 3BaysOver, qui emploie sept personnes, lancera officiellement ses activités cet automne avec un focus sur l’Amérique latine, mais des ambitions globales. «Nous espérons générer des revenus rapidement, mais, pour soutenir notre plan de développement, il est très probable que nous procédions à un deuxième tour de financement dans une année environ.»
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.