KAPITAL

Robots en cols blancs

Les machines ont déjà remplacé de nombreux ouvriers. Mais, demain, elles vont aussi s’en prendre aux travailleurs du tertiaire. Médecins, banquiers ou avocats sont en ligne de mire.

Depuis la nuit des temps, l’homme entretient un rapport ambigu avec l’innovation technologique. Car les avancées techniques censées améliorer son confort s’accompagnent le plus souvent d’innombrables destructions d’emplois. La transformation du monde paysan en est un bon exemple. En 1900, un tiers des Suisses travaillaient pour une exploitation agricole. L’arrivée des tracteurs et de nouveaux outils mécaniques a contribué à améliorer radicalement la productivité du secteur. Résultat, aujourd’hui, à peine 3,5% de la population helvétique travaille dans les champs, produisant pourtant bien plus de nourriture qu’à l’époque.

Ces gains de productivité n’ont cependant pas mis au chômage les 26,5% de travailleurs agricoles restants. Au contraire, ces hommes et femmes ont pu investir leur énergie dans de nouvelles activités. Autrefois confinés à un destin d’agriculteur, ils sont désormais ingénieurs, architectes, graphistes ou informaticiens. De plus en plus d’experts – allant de Stephen Hawking à Bill Gates – craignent cependant que les avancées technologiques actuelles ne se retournent contre l’espèce humaine.

Si au XIXe et au XXe siècle, les robots ont remplacé des travailleurs peu qualifiés, ils vont désormais remplacer des professions du secteur tertiaire: médecins, avocats ou journalistes. «Des robots seront bientôt capables de poser des diagnostics médicaux, de vérifier et de créer des documents juridiques et même d’écrire des articles», explique Tom Davenport, un spécialiste du sujet au sein du Babson College, dans le Massachusetts, aux Etats-Unis. Une grande partie des emplois risque d’être supprimée sans permettre aux humains de se reconvertir.

Big data pour professeur

Cette crainte est liée à deux évolutions en matière de robotique. En premier lieu, les robots arrivent désormais à assimiler rapidement de vastes quantités d’informations nécessaires à l’appréhension de tâches compliquées grâce à l’exploitation du big data. «On peut intégrer à la mémoire d’un robot à peine sorti de l’usine l’ensemble des données et l’expertise récoltées par l’entreprise durant de longues années, note Tom Davenport. A l’inverse, un nouvel employé devra acquérir ces connaissances au cours d’un long processus d’apprentissage.»

Deuxièmement, cette nouvelle génération de robots a fait d’immenses progrès en matière d’intelligence artificielle. «Jusqu’à récemment, les robots étaient surtout capables de répéter à l’infini avec une grande précision une tâche simple, comme monter une pièce sur une voiture ou souder une casserole, remarque l’expert. Aujourd’hui, on voit émerger une nouvelle classe de robots qui arrive à s’occuper de différentes tâches, et dotée d’une intelligence qui ressemble plus à celle d’un humain.»

Le super-ordinateur Watson développé par IBM en est l’exemple type. La machine, qui avait remporté le jeu télévisé de questions-réponses «Jeopardy»! contre des concurrents humains, est capable d’assister des médecins lors de la pose de diagnostics ou d’aider les banquiers à établir des stratégies financières.

«Tous les emplois répétitifs sont en danger, estime Martin Ford, auteur de «Rise of the Robots: Technology and the Threat of a Jobless Future». La plupart de ces métiers sont ceux qui ne requièrent pas de qualifications. Mais pas seulement. Beaucoup d’emplois qualifiés sont aussi en péril. Les radiologues, qui doivent suivre des années de formation avant de pouvoir exercer leur métier, font un travail extrêmement répétitif qui peut facilement être appris par une machine.» Les avocats seraient aussi particulièrement en danger: «Des robots contrôlent déjà des documents juridiques de manière plus fiable qu’un juriste, constate l’expert. Des robots vont bientôt pouvoir s’occuper de dispenser des jugements équitables.»

Aucun domaine ne semble à l’abri de cette tendance. En Allemagne, le fabricant de robots Kuka teste actuellement une machine capable de tenir une caméra et de filmer une émission télévisée de façon ultra-stable. La start-up américaine Narrative Science est en train de concevoir des robots capables de générer des articles basiques sur des résultats sportifs ou des performances financières d’entreprises. Google développe des voitures sans conducteur, ce qui devrait avoir un impact non négligeable sur le métier de chauffeur de taxi. Dans le milieu de l’éducation, EdX crée des programmes qui permettent de noter les élèves à la place des professeurs.

La moitié des emplois supprimée

Selon une étude de Carl Frey et Michael Osborne, chercheurs à l’Université d’Oxford, près de 47% des emplois aux Etats-Unis sont menacés par l’automatisation. «Il est difficile de dire exactement quelle proportion de postes les robots vont remplacer et quand ils seront supprimés, explique Martin Ford. Mais même si les machines absorbent seulement 25% des emplois sur les 25 prochaines années, l’impact sur le marché du travail sera énorme.»

Pour Tom Davenport, un travailleur dispose de plusieurs stratégies pour rester employable dans un monde robotisé. Tout d’abord, il peut affiner ses «capacités de stratège» – donc occuper des postes de direction – en améliorant sa formation supérieure. «La meilleure manière d’avoir un tel profil serait d’obtenir un doctorat ou un MBA», explique-t-il.

Autre solution: trouver une occupation extrêmement créative, qui ne peut pas être supplantée par un morceau de code. «Aucun robot ne peut remplacer Jony Ive (le designer en chef chez Apple, ndlr) dans son entreprise», souligne Tom Davenport. Un employé peut aussi choisir de se spécialiser dans une niche qu’il ne serait pas rentable d’automatiser. «Le métier d’expert du papier, par exemple, qui consiste à reconnaître l’âge et l’origine d’un manuscrit ou d’une estampe ne va jamais disparaître, détaille-t-il. Cette activité ne générerait pas assez d’argent.» Mais si les robots vont ravir un certain nombre d’emplois, ils vont aussi en créer. La demande pour les codeurs ultra-qualifiés devrait notamment croître – même si c’est en faible quantité.

Pour les experts, l’intervention des gouvernements sera vitale pour garantir le bien-être de l’économie. «Les propriétaires de robots vont rapidement amasser des quantités d’argent phénoménales, explique Seth Benzell, professeur à la Boston University. Au contraire de la majorité de la population qui risque de se retrouver sans le sou. Des inégalités sans précédent vont voir le jour. Il va falloir instaurer de nouveaux impôts pour mieux redistribuer cet argent, et éviter une révolution. La création d’un salaire universel permettrait de faire en sorte que tout le monde touche assez d’argent pour vivre et pour consommer les produits créés par les robots.»
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INTERVIEW

«Il faut instaurer un salaire universel»

Martin Ford, entrepreneur et auteur du best-seller «Rise of the Robots: Technology and the Threat of a Jobless Future», estime que des mesures doivent être prises sans tarder pour assurer le développement sain d’un monde robotisé.

En quoi l’arrivée des robots sur le marché du travail pose-t-elle un problème?
A court terme, les propriétaires de robots vont s’enrichir de manière excessive. A long terme, cela posera un grave problème: plus personne ne pourra acheter des services et des biens de consommation, ce qui va contracter l’économie. Cette situation sera toxique pour tout le monde.

Quelle serait la meilleure solution pour éviter ce désastre?
A l’époque, un travailleur d’usine qui perdait son emploi aux dépens d’une machine pouvait suivre une formation, puis trouver un poste de superviseur. Mais, à l’avenir, cette solution n’existera plus car les robots auront même remplacé des métiers qui exigent des diplômes pointus. Les emplois ne vont plus permettre de gagner de l’argent. Nous allons devoir instaurer un salaire universel.

Comment mettre en place un salaire universel?
Au début, ce salaire devrait être assez bas pour encourager les gens à chercher un emploi. Il faudrait aussi mettre en place des mesures incitatives pour que les gens continuent à créer des entreprises ou d’autres types de biens. Par exemple, si une personne fonde une nouvelle société, il ne faudrait pas lui faire payer d’impôts. D’ici à quelques décennies, nous vivrons peut-être dans un monde où nous n’aurons plus besoin de travailler si cela ne nous intéresse pas. Nous ne nous adonnerons qu’aux activités qui nous tiennent vraiment à cœur.
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ENCADRE

Top 10 des emplois difficilement remplaçables par des robots

1. Ludothérapeute
2. Surveillants de premier niveau des mécaniciens, des installateurs et des réparateurs
3. Directeur de la gestion des urgences (catastrophes naturelles et sanitaires)
4. Travailleur social spécialisé en santé mentale
5. Médecin oto-rhino-laryngologiste
6. Ergothérapeute
7. Orthopédiste et prothésiste
8. Travailleur social spécialisé en santé
9. Dentiste et chirurgien maxillofacial
10 .Surveillant de premier niveau des pompiers
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Une version de cet article est parue dans le magazine Swissquote (n°4/2015).