KAPITAL

Les défis du temps partiel

Le nombre de salariés choisissant de ne pas travailler à 100% ne cesse de croître en Suisse. Ce qui implique plusieurs adaptations dans l’organisation des entreprises. Explications et conseils.

En Europe, les Suisses sont des champions du travail à temps partiel. Avec 36,5% d’actifs concernés, ils occupent la deuxième place du classement, derrière les Néerlandais. Et la tendance est à la hausse. Selon l’Office fédéral de la statistique (OFS), entre 2003 et 2013, le nombre de travailleurs à temps partiel a augmenté trois fois plus rapidement que celui des actifs occupés à plein temps. Les femmes restent les principales concernées (actuellement 60% des femmes actives ont un emploi à temps partiel, contre 16% des hommes). Mais ces derniers sont eux aussi de plus en plus nombreux à ne pas travailler à plein temps: en dix ans, la progression du temps partiel a été plus marquée chez eux (+44%) que chez les femmes (+20%).

Autre fait marquant: le glissement vers des taux d’occupation plus élevés. Chez Adecco par exemple, on observe que les temps partiels les plus fréquents sont les 80%, surtout pour les hommes. Pour sa part, l’OFS relève que le nombre d’actifs occupés au moins à mi-temps a progressé en dix ans de 41,5% contre seulement 7% pour les taux inférieurs à 50%. Par ailleurs, les personnes travaillant à 90% font partie du groupe ayant le plus fortement augmenté durant la dernière décennie, avec une hausse dépassant les 70%.

De fortes disparités subsistent néanmoins selon le secteur d’activité. «Dans l’industrie, où le travail se fait souvent en équipe sur une base de 3 fois 8 heures, et dans l’horlogerie, la demande en temps partiel reste très faible, souligne Romain Hofer, porte-parole de Manpower. C’est moins le cas dans le secteur tertiaire ou dans le service public. Pour ce qui est des pourcentages les plus fréquents, on trouve souvent auprès des candidats des demandes pour des 80% et du côté de l’employeur du 50%.»

Dans la majorité des cas, les motivations des employés relèvent de considérations familiales (plus de 80% des mères actives travaillaient à temps partiel, contre 9% chez les hommes). Parmi les autres raisons invoquées, on trouve le suivi d’une formation, le fait de n’avoir pas trouvé un plein temps, l’exercice d’un autre emploi ou des raisons de santé.

Fisc et garde d’enfants

Comment expliquer cette tendance à la hausse en Suisse? Le Secrétariat d’Etat à l’économie relève divers facteurs comme la grande flexibilité du marché du travail et la situation économique relativement bonne des travailleurs, mais aussi le manque d’infrastructures permettant de mieux concilier vie professionnelle et familiale, notamment en matière de garde d’enfants. Les considérations fiscales entrent aussi en ligne de compte. Selon l’OCDE, le taux marginal d’imposition des deuxièmes apporteurs de revenu, souvent des femmes, reste très élevé en Suisse, ce qui peut les dissuader d’augmenter leur temps de travail. En outre, l’écart non négligeable de rémunération entre hommes et femmes, 7% environ, incite le parent le moins bien rémunéré à passer plus de temps à s’occuper des enfants.

Qu’en est-il du côté des entreprises? Donner la possibilité aux employés de travailler à temps partiel est-il considéré comme un avantage ou un inconvénient? Dans un manuel édité à l’attention des PME intitulé «Travail et famille», le Seco relève que les sociétés proposant des conditions de travail favorables à la famille, comme le temps partiel, peuvent obtenir une amélioration de la motivation des collaborateurs, entraînant notamment une diminution des absences et, par conséquent, un accroissement général de leur productivité. «Par ailleurs, la répartition sur plusieurs épaules des responsabilités et des connaissances peut diminuer les risques pour la société», précise Fabian Maienfisch, porte-parole du Seco. Bref, de telles mesures augmentent la compétitivité et l’attractivité globale de l’entreprise, notamment vis-à-vis de la main d’œuvre qualifiée.

Diverses adaptations internes se révèlent cependant nécessaires. Les PME ne disposent pas de ressources comparables aux grandes entreprises, mais elles présentent, de par leur taille, plusieurs atouts. L’absence de formalités et de barrières hiérarchiques leur permet une grande souplesse rendant plus aisée l’identification des besoins et la recherche de solutions adaptées à chaque situation. Dans cette optique, la communication et la coordination, qui demandent davantage d’efforts lorsque tous les collaborateurs ne sont pas présents au bureau en même temps, représentent des paramètres-clés.

C’est pourquoi, plus encore que pour les postes à plein temps, le Seco recommande de régler à l’avance certains détails comme le cahier des charges, les responsabilités et compétences de chacun, les voies de communication au sein de l’équipe et avec les supérieurs, les heures de présence et d’accessibilité, les suppléances ou la transmission des tâches inachevées. Une problématique qui prend une dimension toute particulière lorsque l’on sait que dans de nombreux domaines d’activité, notamment dans le tertiaire et auprès des catégories les plus diplômées, les horaires deviennent toujours plus flexibles et la frontière entre vie privée et professionnelle de plus en plus poreuse, notamment en raison des nouvelles technologies. Selon l’OFS, près d’un salarié sur deux (45%) exerçait l’année dernière son activité sur des bases hebdomadaires, mensuelles ou annualisées. Par ailleurs, un actif sur cinq travaille régulièrement le samedi et environ un sur dix le dimanche.
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ENCADRE

L’option du job sharing

Les entreprises souhaitant multiplier les temps partiels sans subir certains désagréments, notamment en termes de disponibilité vis-à-vis de la clientèle, peuvent recourir au job sharing, soit le partage d’un même poste entre deux personnes. Il peut s’agir de deux postes à 50%, d’un à 40% et l’autre à 60%, voire de deux postes à 60%. «Un tel choix coûte plus cher mais permet un jour en commun entre les deux employés pour transmettre les dossiers de manière optimale, note Romain Hofer de Manpower. Quelle que soit la configuration, une excellente entente entre les deux employés est indispensable. Et bien sûr, tout comme les postes à temps partiels, le choix du job sharing devient de moins en moins fréquent et plus difficile à mettre en place au fur et à mesure que l’on grimpe dans la hiérarchie.»
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TEMOIGNAGE

«Nous encourageons le temps partiel pour chacun»

Christophe Barman, CEO Loyco, une entreprise de conseil qui emploie 54 collaborateurs à Genève.

Créée en 2013, la société genevoise Loyco conseille plus de 200 clients, aussi bien des PME que des multinationales, dans la gestion administrative des ressources humaines, des finances, des assurances et des risques. «Le travail à temps partiel est l’un des outils permettant à nos collaborateurs de mieux concilier vie privée et professionnelle et de favoriser ainsi leur bien-être, souligne le CEO Christophe Barman. A ce titre, nous l’encourageons pour chacun, quel que soit son métier ou sa fonction.»

Actuellement, 17 collaborateurs sur 54 travaillent à temps partiel, soit environ 30%. Un taux légèrement inférieur à la moyenne suisse de 36,5% que l’entreprise explique par la jeunesse de son effectif, dont la moyenne se situe à 32 ans. La société, qui prévoit cette année un chiffre d’affaires de 6,25 millions de francs, distingue deux catégories d’employés ayant opté pour le temps partiel: les mères et pères de familles (60% des collaborateurs à temps partiel) et les jeunes en formation (HES ou apprentis, 40%). Les pourcentages les plus souvent choisis sont les 80% et 90% pour la première et les 60% pour la deuxième. «Nous avons choisi d’ajouter une flexibilité totale des horaires et du lieu de travail, indique Christophe Barman. Les retours sont excellents. En offrant liberté et confiance, vous obtenez responsabilité, engagement, productivité et, surtout, plaisir partagé.»

Au chapitre des potentiels inconvénients, la société a constaté une hausse des coûts fixes liée à de plus nombreux postes de travail ainsi qu’une certaine indisponibilité vécue par des clients gérés par des collaborateurs à temps partiel. «Afin de compenser ces effets, nous travaillons à réduire nos coûts fixes en favorisant le travail à la maison et les outils en ligne alors que la disponibilité pour le client est garantie en doublant ou triplant les personnes de contact, explique Christophe Barman. Cette dernière mesure permet aussi d’améliorer le back-up en cas d’absence ou de départ d’un employé.»
La majorité des décisions est décentralisée auprès des équipes ou des collaborateurs eux-mêmes: le temps partiel est la plupart du temps proposé par l’employé à son équipe qui l’accorde en fonction de l’organisation possible du travail. Au niveau opérationnel, les outils collaboratifs en ligne de type CRM (Customer Relationship Management) permettent la saisie des tâches effectuées durant l’absence du collaborateur pour un suivi optimisé des activités effectuées pour le client.
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«Nos collaborateurs optent le plus souvent pour un 80%»

Perry Fleury, directeur-adjoint et responsable des ressources humaines de Retraites Populaires, une société lausannoise qui compte 330 collaborateurs.

Depuis plusieurs années, Retraites Populaires, active dans l’assurance-vie et la prévoyance, observe une tendance à la hausse du temps partiel parmi son personnel. Aujourd’hui, sur 330 collaborateurs fixes, 30% ont choisi ce mode de travail. «Nos collaborateurs travaillant à temps partiel optent le plus souvent pour un 80%, souligne Perry Fleury, directeur-adjoint et responsable des ressources humaines. Cela correspond à un jour de congé par semaine et permet par exemple un week-end prolongé, formule que les familles plébiscitent.» Viennent ensuite les 90% (soit l’équivalant d’une demi-journée libre), les 60% (deux jours libres par semaine), puis les 50%. La plupart des collaborateurs à temps partiel sont des femmes, mais la proportion d’hommes a doublé au sein de ce collectif depuis 2006, passant de 8,5% à 19%.

Parallèlement au temps partiel, la société lausannoise offre des possibilités de télétravail lorsque la nature du poste le permet. «Pour les collaborateurs domiciliés loin du bureau, la combinaison de ces deux modalités devient très attractive, notamment au recrutement, ajoute Perry Fleury. C’est aussi un argument de rétention, par exemple chez les femmes après la maternité.» Le travail à temps partiel permet également aux collaborateurs comptant plusieurs années d’expérience au sein de l’entreprise de se ressourcer: un «apport de fraîcheur» qui favorise la productivité et bénéficie donc également à l’employeur.

Le temps partiel apporte en outre une flexibilité utile en période de surcharge: un collaborateur concerné peut accroître temporairement son taux d’activité et être compensé par la suite. Enfin, le bon fonctionnement et la poursuite des activités en l’absence prévue ou non d’un employé est assurée «grâce à des processus clairs et la mise en place de suppléances au niveau de chaque équipe», relève Perry Fleury.
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«Nous préférons le bon candidat à 80%, plutôt qu’un deuxième choix à 100%»

Pedro Bados, CEO de Nexthink, société de 160 employés dans le secteur informatique.

Au sein de Nexthink, société éditrice de logiciels basée à Lausanne, le temps partiel est vu comme un moyen de faciliter la vie de certains collaborateurs, essentiellement pour des raisons familiales. «A partir de 80%, cela ne nous pose aucun problème pour certains postes, relève Pedro Bados, CEO et cofondateur. Nous préférons la bonne personne à 80%, plutôt qu’un deuxième choix à 100%.» Cependant, pour l’heure, seules 5 collaborateurs sur un effectif de 160 employés ont fait ce choix. «C’est normal, note Pedro Bados. Les profils que l’on recherche au sein d’une jeune société en pleine croissance sont des personnes souhaitant en priorité faire le maximum pour construire leur carrière. Dans cette optique, le temps partiel n’est pas très habituel.»

Pour la société, ce mode de travail ne représente ni un avantage, ni un inconvénient. Il s’agit plutôt d’une négociation à analyser au cas par cas, lorsqu’une personne doit consacrer entre 10% et 20% de sa semaine à sa famille. L’organisation se fait de manière naturelle entre le manager et son employé. Présente dans 8 pays, Nexthink propose à diverses grandes firmes une technologie d’analyse de leurs infrastructures IT. L’entreprise ne communique pas de chiffres sur ses ventes, mais relève que sa croissance annuelle s’élève en moyenne à 60% pour un chiffre d’affaires atteignant plusieurs dizaines de millions de francs. Ce qui se ressent dans les effectifs: cette année, ils devraient passer de 160 employés à près de 200.
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.