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Je suis ce que je mange

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«Gluten, cacahuète, lactose… Tous les jours, nous avons des clients avec des allergies. J’en ai même eu un allergique à l’huile d’olive! Puis, il y a les végétariens, les végétaliens, ou encore, ceux qui ne mangent pas d’ail ou d’oignon…» Le grand chef cuisinier Carlo Crisci souligne que les nouvelles exigences qui, depuis une dizaine d’années, animent les clients de son restaurant Le Cerf à Cossonay, lui donnent du fil à retordre. «C’est un casse-tête chinois. C’est chronophage et ça perturbe le service.»

Pour Claude Fischler, sociologue de l’alimentation et auteur de Alimentations particulières, ces nouveaux «particularismes alimentaires» diffèrent des anciens. «En Grèce antique, certaines sectes, comme les pythagoriciens, adoptaient un régime particulier, ce qui les excluait en partie de la vie de la cité.» Car qui mange différemment, volontairement ou non, s’exclut. «Manger la même chose consiste à faire la même chair, le même sang. On partage la nourriture en même temps que l’identité culturelle et sociale. Manger différemment est le propre de l’autre.» Mais aujourd’hui, les régimes particuliers, en constante augmentation dans les sociétés postindustrielles, sont le fait de choix personnels. Selon Claude Fischler, ces derniers sont facilités par l’autonomisation croissante de l’individu, qui peut s’autoriser davantage à transgresser les règles culturelles traditionnelles. L’épanouissement individuel est désormais considéré comme un objectif suprême et la notion de choix est devenue centrale dans tous les domaines (conjoint, carrière, alimentation…).

Un nouveau mode d’identification

Claude Fischler observe par ailleurs que les particularismes alimentaires ne sont pas distribués également selon les cultures. «En France, et largement aussi en Suisse romande, le repas est conçu comme un rituel de communion. Ils sont beaucoup moins tolérés que dans les pays anglo-saxons, où l’héritage puritain et l’idéologie individualiste ont donné naissance à une conception plus contractuelle que communielle. Le menu peut donc y être négocié.»

Diététicien et chargé d’enseignement à la Haute école de santé de Genève HEdS-GE, Raphaël Reinert estime que les particularismes alimentaires constituent un nouveau mode d’identification: «On s’identifie au groupe qui partage notre idéologie ou notre allergie, car on se retrouve autour d’un point commun.» Par ailleurs, les gens sont toujours plus informés et sensibilisés, notamment par rapport aux allergies et aux intolérances.

L’explosion du végétarisme et du véganisme, par exemple, s’expliquerait selon Raphaël Reinert aussi par une prise de conscience environnementale et sanitaire, rendue possible par l’accès à l’information. Mais d’autres forces sont à l’œuvre. Le diététicien ne nie pas «que de plus en plus de personnes souffrent d’allergie, en partie à cause de nos modes de vie, comme le «trop» d’hygiène ou la consommation d’aliments manufacturés. Toutefois, l’industrie agroalimentaire maîtrise des techniques de marketing très performantes. Les grandes enseignes réalisent des chiffres d’affaires sans cesse croissants avec leurs produits sans gluten et sans lactose.»

Raphaël Reinert remarque aussi que les gens mangent de plus en plus seuls: «Les célibataires, qui souvent dînent devant l’écran d’ordinateur ou de télévision, sont plus nombreux. On travaille plus loin de chez soi et on rentre moins déjeuner à la maison.» L’Association suisse pour la restauration collective estime que, chaque jour en Suisse, un million de repas sont consommés à l’extérieur. Le diététicien constate encore que nous mangeons plus vite et que nous passons moins de temps à cuisiner. «Mais le lien social tissé par le repas en commun ne disparaît pas pour autant. Lorsque nous invitons ou célébrons, nous passons encore beaucoup de temps à la préparation du repas et à socialiser autour de la table.»

Nutrigénomie

De manière générale, Raphaël Reinert observe dans sa pratique que les consommateurs se sentent toujours plus déboussolés par les nombreux paradoxes de notre rapport à l’alimentation: «On parle de manger local, mais on consomme toujours davantage de mets étrangers. Le poids et l’apparence jouent un rôle croissant dans nos sociétés, mais on n’a jamais eu autant accès à des aliments riches en saccharose et en graisses. L’agroalimentaire propose de plus en plus d’«alicaments», mais les maladies chroniques liées aux déséquilibres alimentaires augmentent.»

C’est dans ce contexte où notre rapport à l’alimentation se complexifie continuellement qu’émerge la nutrigénomie, une discipline qui étudie les interactions entre la nutrition et les gènes. Coauteur de La nutrigénomie dans votre assiette, Walter Wahli croit que des bénéfices importants pourront être envisagés dans la prévention de maladies et de dérèglements métaboliques, «en décryptant comment les gènes réagissent à l’alimentation. Une alimentation adéquate, spécifique et ciblée pourra être prescrite à des groupes spécifiques d’individus.» Au vu du potentiel de cette nouvelle discipline, l’individualisation de l’alimentation a encore de beaux jours devant elle.
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ENCADRE

Trois questions à Isabelle Carrard
Cette professeure à la Haute école de santé de Genève – HEdS-GE est l’auteure avec Maaike Kruseman d’une étude sur les personnes qui ont réussi le pari d’une perte de poids durable.

En quoi consiste votre recherche?
Nous avons étudié comment des personnes en surpoids ont perdu leurs kilos en trop et comment elles ont maintenu leur nouveau poids. Pour cela, nous avons comparé un échantillon de 18 personnes avec ce profil et un groupe d’individus ayant toujours eu un poids stable dans la norme. Notre définition du «maintien d’une perte de poids» correspond à une personne avec un indice de masse corporelle au-delà de 25 kg/m2, qui perd plus de 10% de son poids et maintient cette perte au moins un an.

Pourquoi le maintien du poids a-t-il transformé ces personnes?
Toutes ont ressenti de nombreux bénéfices. Elles se sentent plus en santé, plus mobiles, plus séduisantes. Elles ont plus confiance en elles, sont plus à l’aise avec les autres. La plupart sont fières, car il s’agit souvent d’un gros défi. Les gens qui réussissent à maintenir une perte de poids représentent environ 20% de ceux qui cherchent à le faire. En moyenne, nos participants ont perdu 25.2 kilos. Dans certains cas, le surpoids remontait à l’enfance, dans d’autres, il était lié à un arrêt brusque de l’activité physique, ou à une alimentation déséquilibrée. Il était parfois successif à une grossesse.

Cet exploit influence-t-il l’identité?
Ce qui affecte l’identité, c’est d’avoir un surpoids dans une société où c’est très stigmatisé. Cela laisse des traces. Les gens concernés intériorisent les préjugés liés au surpoids. Aucun de nos sujets ne blâmait l’extérieur, ils se sentaient responsables en tant qu’individus. On a constaté qu’ils avaient moins confiance en eux que le groupe de contrôle. Ils avaient aussi davantage besoin d’organiser leur activité physique et leur alimentation, la crainte de reprendre du poids demeurant. On a pu observer de l’anxiété, de la frustration ou même un sentiment d’injustice. Dans certains cas, c’est pour le reste de leur
vie qu’ils devront être vigilants.
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 10).

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