TECHNOPHILE

Ces scientifiques qui s’affairent dans des lieux hors du commun

Pour percer les mystères de la nature ou tester de nouvelles technologies, il faut parfois travailler dans des conditions exceptionnelles. Second volet des «Chercheurs de l’extrême».

Pour beaucoup, le mot «chercheur» évoque une image stéréotypée mêlant blouse blanche, lunettes de protection et éprouvettes remplies de solutions bouillonnantes aux couleurs vives, le tout dans des laboratoires aseptisés. Pourtant, la réalité est souvent très différente. Une multitude de chercheurs travaillent sur le terrain, dans le blizzard ou la fournaise, dans les cieux ou sous terre.

Comme certains athlètes, ils ont besoin de patience, de courage et d’endurance pour conduire leurs études et développer des technologies révolutionnaires.
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Elisa Resconi – Physicienne des particules

Quoi?
Où se trouvent les supernovas et les trous noirs supermassifs à l’origine des 100’000 milliards de neutrinos de très haute énergie qui traversent notre corps à chaque seconde? C’est ce que tentent de découvrir, à l’Observatoire de neutrinos au pôle Sud, 300 chercheurs provenant de 45 institutions situées dans 12 pays.

Ces particules ont une masse quasi nulle et n’interagissent pratiquement pas avec la matière qui constitue notre planète, accrochant ici et là un atome. Comme l’explique Elisa Resconi, physicienne à la Technische Universität München (TUM), ces propriétés les rendent très difficiles à repérer: «Pour construire un observatoire capable de détecter des neutrinos, même pour ceux de très haute énergie issus des supernovas, il faut revoir intégralement notre approche de l’astronomie.»

Jusqu’ici, cette science consistait à détecter des photons, qu’il s’agisse d’ondes radio, ultraviolettes, infrarouges, de lumière visible ou de rayons gamma de haute énergie. Pour Elisa Resconi, la détection de neutrinos offre l’avantage de présenter l’Univers sous un tout autre angle. «Alors que les photons solaires, par exemple, proviennent de la surface du Soleil, les neutrinos sont issus de réactions de fusion dans son noyau. Ils peuvent donc nous fournir une vision totalement différente de notre étoile.»

Comment?
Cela se passe dans l’Observatoire de neutrinos IceCube, situé au pôle Sud. L’observatoire se compose de 1 km3 de glace, l’équivalent d’un million de piscines. Lancé par l’Université du Wisconsin, IceCube a été truffé de plus de 5’000 photomultiplicateurs, disposés en un motif 3D permettant de détecter la lumière produite lors de la collision entre un neutrino de haute énergie et un atome – on parle alors d’effet Vavilov-Tcherenkov. Grâce à des forages à l’eau chaude, le réseau de capteurs a pu être installé entre 1,5 et 2,5 km sous la surface. Cela permet d’éviter toute interférence par les neutrinos présents dans l’atmosphère: en effet, les neutrinos cosmiques recherchés traversent la Terre de part en part depuis le pôle Nord.

IceCube a fait sa première grande découverte en 2013, trois ans après sa mise en service: l’analyse des données a révélé 28 neutrinos d’ultra haute énergie provenant de l’extérieur du système solaire. Pour Elisa Resconi et ses collègues, de tels résultats rendent leur travail «émouvant, stimulant et fascinant d’un point de vue intellectuel». C’est elle qui décide qui, des dix personnes formant l’équipe, se rendra deux ou trois mois en Antarctique pour assurer la part des expériences dévolues à la TUM. Le poste est très sollicité. «Passionnés par cette science, ils meurent d’envie d’y aller.»

En 2014, Martin Jurkovic, physicien à la TUM, a passé deux mois en Antarctique. «Rien que de voir, en descendant de l’avion, que la température était de -45 °C, c’était excitant, raconte-t-il. La pression atmosphérique est basse, équivalente à une altitude de 3’200 mètres. Du coup, le moindre effort vous fait perdre haleine.» Son souvenir le plus marquant du site? La beauté virginale des sculptures de neige créées par le vent autour de l’observatoire. «Elles sont absolument sublimes.»
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Christopher Kaiser-Bunbury – Écologue
Nancy Bunbury – Biologiste

Quoi?
Christopher Kaiser-Bunbury et Nancy Bunbury étudient les interactions écologiques entre espèces — humains compris — sur l’île seychelloise de Praslin. Ses habitants menacent parfois les écosystèmes et la biodiversité fragiles des forêts tropicales de la vallée de Mai, un site inscrit au Patrimoine mondial de l’Unesco.

Le cocotier de mer, Lodoicea maldivica, qui porte un fruit massif ressemblant à une double noix de coco et ne pousse que sur deux îles dans les Seychelles, fait particulièrement l’objet d’inquiétudes. Réputé aphrodisiaque, le fruit est sujet au trafic, et sa disparition affecterait grandement la biodiversité de ces îles. L’espèce possède des arbres mâles et femelles distincts; les scientifiques cherchent à découvrir quelle espèce est leur pollinisateur principal.

«Leur pollen est transporté d’arbre en arbre via des ponts dans la canopée, et nous cherchons l’espèce responsable», explique Christopher Kaiser-Bunbury, expert en réseaux écologiques à la Technical University of Darmstadt. Il étudie la question avec sa femme Nancy Bunbury, coordinatrice du programme scientifique des Seychelles. Ils veulent construire un modèle mathématique des interactions entre les insectes, oiseaux et animaux qui influencent le plus la pollinisation.

Comment?
Les chercheurs travaillent huit mois par année dans les forêts tropicales des Seychelles. C’est un travail de terrain ardu: la température peut dépasser 50 °C, après quoi une tempête tropicale de trois heures peut vous laisser trempé et frigorifié, déclare Christopher Kaiser-Bunbury. «Je peux perdre 12 kg en une saison, et je ne suis déjà pas bien gros. C’est un travail très lourd, jour et nuit, et souvent en montagne.» Il est très important de s’hydrater et d’avoir des en-cas salés à portée de main. En plus d’étudier l’écologie sur le terrain, le couple teste aussi des écotechnologies perfectionnées.

Pour suivre le gecko géant, suspecté d’être l’un des pollinisateurs du cocotier de mer, le couple a testé des étiquettes radio GPS intelligentes créées par Microsoft Research, reliées entre elles en un réseau. Ainsi, les chercheurs n’ont qu’à récupérer l’étiquette d’un seul gecko pour avoir accès aux données des autres. Mais pour l’instant, elles sont trop lourdes. «Elles pèsent 18 g. Le plus gros problème, c’est la batterie.»

Par la suite, annonce-t-il, il aimerait se servir de drones pour observer les lamantins des Seychelles, aussi appelés dugongs. Les moteurs des bateaux les effraient; les drones seraient donc des plateformes d’observation idéales. Les chercheurs pourraient ainsi étudier le nombre de dugongs, leurs habitudes alimentaires et les dangers qu’ils encourent, comme le risque d’étouffement dû à la pollution causée par de microscopiques déchets plastiques dans l’océan Indien.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Technologist (no 7).

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