KAPITAL

Les promesses de l’Arctique

Hydrocarbures en immenses quantités, nouvelles possibilités dues au réchauffement climatique:
le Grand Nord est devenu l’objet de toutes les convoitises.

Kirkenes, petit port situé à l’extrême nord de la Norvège, vit une renaissance inattendue. Bien loin de l’image désolée d’un Grand Nord en proie à l’exode et vivotant des subventions de la capitale, la bourgade de 3500 habitants aux proprettes maisons de bois bénéficie d’un nouvel hôpital et d’une nouvelle école. Au bord du fjord, un hôtel ultramoderne de 143 chambres, doublé d’un centre de conférence de 400 places, a ouvert ses portes en 2010. «L’aéroport a été agrandi dernièrement et arrive déjà aux limites de ses capacités, souligne Cecilie Hansen, la maire de la commune. Notre taux de chômage est l’un des plus bas du pays. Nous manquons d’enseignants, d’infirmiers, d’ingénieurs, d’électriciens… Nous attirons aussi de la main-d’œuvre étrangère et comptons des habitants de plus de 70 nationalités.»

La raison de ce renouveau? Les touristes affluent dans cette contrée sauvage aux spectaculaires aurores boréales. La mine de fer locale, fermée en 1995, a repris du service en 2007, boostée par la demande asiatique. La pêche — de crabe royal, d’omble et de cabillaud — n’a jamais été aussi abondante. Kirkenes bénéficie aussi de sa proximité avec la Russie, qui se trouve à une dizaine de kilomètres. La fin de l’Union soviétique et le développement d’une classe moyenne avide de produits occidentaux ont ouvert d’importantes opportunités commerciales. Depuis 2012, de part et d’autre de la frontière, les résidents des deux pays n’ont d’ailleurs plus besoin de visa pour se rendre chez le voisin. La région espère surtout profiter des colossales ressources naturelles présentes au large de ses côtes, vers lesquelles se sont précipitées les grandes compagnies pétrolières. L’organisme gouvernemental américain US Geological Survey estimait en 2008 que 13% des réserves mondiales de pétrole et 30% de celles de gaz se trouvaient dans l’Arctique.

Et ce ne sont pas les seules opportunités qu’entrevoient les habitants de Kirkenes. Le réchauffement climatique fait également sentir ses effets: depuis 1980, la couverture de glace en mer de Barents a reculé de 50%; le Passage du Nord-Est (aussi appelé Route maritime du Nord), qui relie l’Atlantique au Pacifique en longeant les côtes de la Sibérie, est désormais libre de glace une partie de l’année. Cette situation ouvre des perspectives inédites pour la navigation commerciale entre l’Europe et l’Asie. A la clé: une réduction de la distance qui permet aux transporteurs de gagner jusqu’à trois semaines, et d’économiser des quantités substantielles de carburant. Sans compter que les eaux sibériennes ne connaissent pas de problèmes de piraterie.

Milliards d’investissements

«Kirkenes est le centre géopolitique du pays, analyse Rune Rafaelson, bouillonnant conseiller du Secrétariat de Barents, une organisation de coopération régionale. Le plus grand défi de politique étrangère de la Norvège, ce n’est pas la Suède, mais la Russie. A Oslo, on se borne à distribuer des prix pour la paix. C’est à Kirkenes que la Norvège rencontre le monde réel.» Sans utiliser un vocabulaire aussi tranché, le ministre des Affaires étrangères norvégien Borge Brende donnerait sans doute raison à Rune Rafaelson. Il souligne d’ailleurs en toute occasion que «l’Arctique représente la première priorité de la politique étrangère norvégienne» et que le gouvernement poursuivra ses efforts dans la région en 2016 avec l’allocation de 3 milliards de couronnes (350 millions de francs) au développement des infrastructures, du commerce ou encore de la coopération internationale.

Les entreprises sont aussi sur les rangs. Tschudi Shipping, une société de transport maritime d’Oslo dont la famille propriétaire arbore des origines zurichoises, a racheté une surface d’un million de m2 de terrain et d’installations portuaires en bord de mer. Son objectif, à terme: faire de Kirkenes, libre de glace toute l’année, un pôle pour la logistique et le transport. Pour l’heure, Tschudi Shipping exporte de la pierre concassée (des déchets de la mine) en Sibérie, où elle est utilisée dans les travaux des mégaprojets pétroliers et gaziers de la péninsule de Yamal. «Nous offrons aussi des services — logistique, déclarations douanières, entreposage — aux cargos qui entrent et sortent de Russie», détaille Stein Lund Hansen, un membre de l’équipe.

De l’autre côté de la baie, le projet de terminal gazier et pétrolier Norterminal, dont les investissements devraient atteindre 2 à 4 milliards de couronnes, affiche également ses ambitions. Les dernières autorisations sont en attente. Une fois en activité, Norterminal devrait compter une centaine d’employés et fournir du travail à 300 personnes de manière indirecte. Norterminal propose déjà des services de transbordement à ses clients, depuis 2014. «Nous avons effectué environ 700 opérations durant la première année, se réjouit Tommy Salmi Nilsen, responsable local des activités. Il s’agit de pétrole russe qui poursuit son chemin vers les autres marchés.» En chemin vers l’Europe, les tankers de Lukoil préfèrent s’arrêter à Kirkenes, moins bureaucratique, plutôt qu’à Murmansk, le grand port russe de 300’000 habitants.

Chahutés par les prix du brut

Kirkenes affiche son optimisme. Mais l’Arctique, pour l’instant surtout terre d’espoirs, fait languir ceux qui comptent sur ses largesses. Certes, la plateforme pétrolière Goliat, propriété du groupe italien Eni, s’apprête à démarrer ses activités. Et la Norvège a ouvert en début d’année 57 nouvelles concessions pour la recherche d’hydrocarbures. Mais l’écroulement des prix du gaz et du pétrole freine les appétits des sociétés pétrolières, d’autant que les forages dans le Grand Nord, loin des infrastructures et dans des conditions climatiques extrêmes, sont très coûteux. Les annonces de désengagement se sont multipliées ces derniers mois. Le géant norvégien Statoil a renoncé à ses projets d’exploration en mer de Barents pour 2015. Face à des résultats peu concluants, Royal Dutch Shell a suspendu ses activités au large de l’Alaska. Quant à la compagnie française Total, elle a officialisé son retrait du projet gazier Chtokman, dans l’Arctique russe. Le gisement, l’un des plus importants au monde, nécessiterait des investissements estimés à 30 milliards de dollars pour pouvoir être exploité.

Quant à la Route maritime du Nord, Tschudi Shipping l’avait empruntée pour la première fois en 2010 pour emmener un chargement de fer d’Europe en Chine. Un événement qui avait sonné son ouverture officielle au commerce international. Mais l’engouement est depuis retombé. Le trafic régional s’est intensifié, mais le nombre de voyages entre l’Europe et l’Asie décline depuis 2012. «Par rapport aux voies traditionnelles, cette route représente un risque trop élevé pour les transporteurs, qui peinent à garantir des livraisons dans les temps, souligne Sergey Balsmanov, de l’organisation Center for High North Logistics. Elle nécessite des bateaux adaptés, n’est navigable à une vitesse intéressante que quatre ou cinq mois par an, et ses infrastructures, notamment de secours, sont trop peu développées.»

Rune Rafaelson, du Secrétariat de Barents, ne laisse pas ces événements entamer son enthousiasme. «Avec la chute des prix du brut, l’intérêt est plus bas, c’est sûr. Mais il est toujours présent! Une quarantaine de compagnies se sont manifestées pour les nouvelles concessions norvégiennes, une preuve qu’elles continuent de trouver la région prometteuse. En faisant les bons investissements, et même s’il faut considérer la situation à long terme, Kirkenes pourra certainement ramasser une part du gâteau.» Les grandes entreprises pétrolières ont un besoin vital de trouver de nouvelles réserves, et l’Arctique est l’une des rares zones du globe où elles espèrent faire des découvertes majeures. Le temps, donc, pourrait bien donner raison aux visionnaires de Kirkenes.
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ENCADRES

En chiffres

10%
Part de la population norvégienne vivant au nord du cercle polaire arctique, soit environ 500’000 personnes. En tout, l’Arctique compte 4 millions d’habitants.

+206%
Augmentation du nombre de nuitées dans l’Arctique norvégien entre 2006 et 2013.

1’000’000
Environ 3/4 du cabillaud norvégien est pêché dans le nord. En 2014, le quota de pêche pour cette espèce en mer de Barents a été fixé à 1 million de tonnes, ce qui représente une valeur de 15 milliards de couronnes (1,8 milliard de dollars).

80%
Part du trafic maritime dans l’Arctique qui traverse les eaux norvégiennes.
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La banquise en souffrance

Aubaine économique, la fonte des glaces fait aussi parler d’elle pour ses conséquences sur l’environnement. L’hiver dernier, la banquise de l’Arctique a atteint son expansion maximale le 25 février. Avec un triste record: celui de la plus faible couverture depuis le début des données satellites en 1979. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat estime que l’Arctique risque de se retrouver totalement libre de glace en été d’ici à 2050. Les organisations écologistes s’alarment de cette évolution. Elles soulignent son impact négatif sur la faune (ours blanc, phoques, baleines, morses) et les populations indigènes qui se nourrissent de ces espèces, et mettent en garde contre ses conséquences planétaires, comme l’accélération du réchauffement global et la hausse du niveau des mers.

Ces organisations opposent également une lutte farouche à l’exploitation du pétrole dans la région, arguant que le climat extrême, les longues distances et la présence de blocs de glace à la dérive augmentent les risques liés aux forages et compliqueraient fortement une intervention en cas de marée noire. Avec ses actions spectaculaires, Greenpeace embarrasse les compagnies pétrolières. Son dernier fait d’armes: en juillet, elle a empêché un bateau de Shell destiné à des explorations en Alaska de quitter le port de Portland.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Swissquote no 6.