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Au cœur de cette Allemagne qui sent la peinture fraîche

De retour de l’ancien bloc de l’Est, Gérard Delaloye raconte le dynamisme d’un pays neuf qui gomme un demi-siècle de stalinisme à la prussienne.

Depuis quelques mois l’Allemagne de Gerhard Schröder et Joschka Fischer a le vent en poupe. Coup sur coup, quelques décisions importantes ont été prises qui la propulsent vers le XXIe siècle en marquant une belle coupure avec la gestion démocrate-chrétienne des deux dernières décennies. La modification des conditions de naturalisations, l’abandon programmé du nucléaire, la relance européenne et, ces jours derniers, la baisse massive des impôts sont quelques-unes des manifestations les plus visibles du bon fonctionnement de la coalition rose-verte au pouvoir à Berlin.

Je crois que pour bien mesurer l’ampleur du changement en cours – un changement qui n’a rien d’une fugace embellie due aux déboires de l’ancien chancelier Kohl et de son parti – il faut prendre conscience du fait que l’Allemagne d’aujourd’hui est un pays neuf engendré par la réunification d’il y a dix ans, quand la République fédérale (60 millions d’habitants) absorba du jour au lendemain la République démocratique allemande (16 millions d’habitants).

Je reviens d’un voyage dans cette ancienne Allemagne de l’Est et j’en ai encore les yeux écarquillés de stupéfaction. Jamais il ne m’était arrivé de me balader dans un pays neuf, où tout sent la peinture fraîche et le ciment encore humide, où les chantiers succèdent aux chantiers, tous plus vastes les uns que les autres, où les plans des villes changent chaque année parce que chaque année les villes sont différentes.

Le choc est d’autant plus violent pour le touriste qui, par nature, emprunte routes et autoroutes, fréquente des restaurants, loge dans des hôtels ou des pensions. Or quand, du sud au nord, d’Eisenach à Stralsund, ces routes, ces restaurants, ces hôtels datent – pour les plus anciens! – d’à peine cinq ans, on finit par rester muet d’admiration face à cet incroyable défi allemand qui vise à gommer le plus vite possible, en quelques années, les différences inscrites par un demi-siècle de stalinisme à la prussienne. Et qui semble y parvenir.

Les investissements sont évidemment colossaux. Sur une terrasse de Binz, une station balnéaire de Rügen, l’île rendue célèbre par l’admirable «Falaises de craie» du peintre romantique Caspar David Friedrich, alors que mon regard hésitait entre la mer, l’architecture fin XIXe des maisons finement restaurées dans leur splendeur passée et un gâteau fort appétissant, c’est finalement un article de la Frankfurter Allgemeine Zeitung qui capta mon attention. Il annonçait que le gouvernement avait décidé de maintenir à dix milliards de mark les investissements pour l’an prochain. La même chose que ces dernières années.

«Tu peux multiplier cette somme par dix, si tu veux tenir compte de tous les investissements indirects!» me fit remarquer, quelques jours plus tard, un ami berlinois. Comme il est de l’Ouest, l’exagération est certaine. N’empêche les sommes sont phénoménales, même si l’on ne saura probablement jamais combien cette intégration a coûté en raison de l’imbrication inextricable des circuits financiers qui y participent.

L’immense chantier est-allemand va encore durer longtemps: les contrastes entre l’ancien et le nouveau sont saisissants. Une route de campagne peut se transforme subitement en une piste caillouteuse, les chemins de fer sont loin d’être retapés et, dans les rues, immeubles décrépits côtoient le flambant neuf. La question de la propriété privées du sol n’est pas réglée: des centaines de milliers d’hectares de terres arables et de forêts ne sont pas encore privatisées.

Les contrastes ne sont pas que matériels. On ne sait pas encore quel passé cette nouvelle Allemagne a envie de privilégier. Dans le premier hôtel où je suis descendu, à Eisenach, au pied d’un affreux monument nationaliste édifié en 1905 en l’honneur des «Burschenschaft», ces confréries d’étudiants portant couleur, il y avait, bien en vue, la photo du rassemblement de ces étudiants en 1933, année nazie s’il en fut. A Stralsund, à l’entrée de la vieille ville, un bloc de roche rappelle aux jeunes que naguère des Allemands furent chez eux («zu Hause») en Silésie, en Poméranie, dans les Sudètes et ailleurs.

Mais à Erfurt, alors que je buvais une bière devant l’Hôtel de Ville, je vis passer le tram 3 dont le terminus indiquait «Oulan-Bator Strasse». Et je ne pus m’empêcher de penser que les Erfurtois avaient conservé cette «Oulan-Bator Strasse» pour conjurer le sort. En espérant que jamais plus une de leurs rues ne conduirait en Mongolie-Extérieure.