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Vous me voyez, donc je suis

Au-delà de l’aspect fun du selfie — cette pratique d’autoportrait aussi vieille que la photographie — se cache une profonde redéfinition de la subjectivité.

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Pendant quatre mois l’an dernier, des selfies aux tons pâles ont fleuri comme des cerisiers japonais sur les comptes Instagram et Facebook d’Amalia Ulman. La jeune artiste hispanique de 25 ans, teinte en blonde baby doll pour l’occasion, posait volontiers en lingerie, parfois sur son lit avec des peluches roses, comme une starlette de la K-pop. Les selfies étaient entrecoupés de photos de pâtisseries, de mugs de cappuccino, de produits de beauté Chanel soigneusement arrangés ou de messages bitchy du type: «C’est pour moi, pour moi, que je veux être belle, pour semer la graine de la jalousie dans le cœur des autres garces, pour moi.»

Obsédé par l’argent et par son apparence, le personnage de femme enfant entretenue, provocante et un brin toxicomane créé par l’artiste a rapidement tenu en haleine des centaines d’usagers. Parmi eux, d’anciennes connaissances troublées par les frasques inhabituelles de leur amie, de nouveaux fans fascinés par le discours sans complexe et les photos aguicheuses de la blonde et pas mal de trolls nauséabonds qui ont transformé le profil de la jeune femme en un jeu de massacre. La confrontation a culminé lorsqu’elle a annoncé qu’elle allait subir une augmentation mammaire. Son compte Facebook a tenu la chronique de l’opération, à l’issue de laquelle elle a posté un selfie de sa poitrine bandée assorti d’un commentaire où elle déclarait qu’elle souhaitait être une inspiration pour «toutes les jeunes filles qui songent à pratiquer cette opération, qui en vaut la peine». Cette candeur théâtrale a fait exploser les réactions de soutien comme de haine des «amis» et spectateurs de ce moment d’exhibitionnisme assez perturbant.

Survalorisation de soi

Intitulée Excellences & Perfections, cette performance digitale était en réalité entièrement scénarisée. Les photographies à l’hôpital étaient des appropriations d’images existantes. Les selfies étaient précédés d’un travail de stylisme et de scénographie puis étaient retouchés en postproduction. Outrancière, mais pourtant très crédible — notamment parce que tous les commentaires de l’artiste étaient recopiés ou inspirés de publications existantes — la performance parodiait les mécanismes de l’auto-marketing, ce phénomène qui se développe aussi bien dans le monde de l’art contemporain que sur les réseaux sociaux. Vitrines du moi, les profils fonctionnent comme des espaces d’esthétisation de la vie quotidienne. Certains usagers traitent leur personnalité comme s’ils étaient des marques et publient des photos de bouquets de fleurs ou de petit-déjeuner aussi parfaits et lisses que des images publicitaires.

Génératrice de trafic, de likes et de commentaires, adorée ou détestée, la bimbo apparaît comme l’émanation ultime de ce système médiatique narcissique: l’équivalent digital de Lindsay Lohan pour la presse à scandales. «Auparavant, seules les bimbos professionnelles garnissaient les médias dominants; aujourd’hui les médias sociaux peuvent transformer quiconque le souhaite en bimbo», écrivait l’artiste Hannah Black dans un texte consacré à la figure de la «hot babe». Parvenant à lier de manière intelligente une critique du consumérisme à la problématique de la (sur)valorisation de soi à travers le selfie, tout en se servant de manière inédite du médium des réseaux sociaux, le travail d’Amalia Ulman a été largement acclamé par les critiques.

En s’appropriant des codes d’images populaires, l’artiste témoignait du changement de modèle dans la consommation d’images introduit notamment par la pratique du selfie. Naguère détenue par un petit groupe de photographes professionnels et d’éditeurs, l’autorité sur les images s’est aujourd’hui dissolue. «Le philosophe spécialiste des médias Boris Groys explique qu’on est passé d’une culture de consommation de masse à une culture de production de masse, explique Alain Antille, qui enseigne la philosophie à l’Ecole cantonale d’art du Valais – ECAV. Longtemps, il n’y avait que quelques producteurs d’images qui se distinguaient par leur talent et une grande masse de gens pour les contempler. Aujourd’hui tout le monde est artiste, mais il n’y a plus personne pour regarder les images.»

L’absence quasi complète de médiation lors de la fabrication d’un selfie symbolise cette prise de pouvoir du consommateur devenu producteur. Le célèbre selfie du film Thelma & Louise, pris avec un appareil Polaroid au moment du départ en cavale des héroïnes exprimait cette liberté: les deux affranchies n’avaient plus besoin d’un homme pour se photographier. Souvent décrié pour sa superficialité, le selfie jouerait un rôle positif dans la construction de soi. «On retrouve la notion d’extimité du psychiatre Serge Tisseron, qui encourage cette démarche consistant à dévoiler des éléments de son intimité aux autres comme une manière de confirmer qui nous sommes», poursuit Alain Antille.

Nouvelle subjectivité

Cette nouvelle perspective qui met l’accent sur le regardeur s’oppose aux discours classiques sur la subjectivité. Fondement de notre modernité, le cartésianisme considère le moi comme un tout cohérent. La conscience de soi est la seule vérité sur laquelle peut s’appuyer celui qui souhaite appréhender le monde. Les philosophes postmodernes, en particulier Michel Foucault et Judith Butler, se sont appliqués à déconstruire cette certitude. Selon eux, la notion d’un moi unique serait une construction sociale que des normes et des idéologies imposent à l’individu. Par exemple, le genre n’est pas considéré comme biologique ou naturel, mais comme le résultat de discours sur la masculinité et la féminité.

Les autoportraits de Rembrandt ou de Van Gogh proposent des images égocentriques du monde, qui passe entièrement par le filtre de leur subjectivité. A l’inverse, tout en étant le modèle unique de ses images, l’artiste contemporaine Cindy Sherman se présente comme une simple surface, un corps sans identité propre, capable d’endosser tous les rôles sans jamais rien révéler de son âme. Au travail d’introspection de l’époque moderne s’est ainsi substituée une pratique de fragmentation du moi.

Le selfie réintroduit l’image d’un moi plus unifié, mais qui n’existe qu’à travers le regard des autres. Bien qu’il ne s’agissait pas d’un selfie, le portrait de Caitlyn Jenner publié en couverture du magazine américain Vanity Fair en juin 2015 est révélateur de cette nouvelle subjectivité. Habillé d’une guêpière, le regard assuré, l’ancien athlète américain Bruce Jenner révélait son changement de sexe et interpellait les lecteurs d’un audacieux: «Call me Caitlyn.» Comme sa belle-fille Kim Kardashian, le transsexuel sexagénaire possède son émission de téléréalité dans laquelle on peut suivre les péripéties liées à son changement d’identité. Cette surexposition médiatique témoigne du fait que, davantage que l’opération, c’est le regard des autres qui entérine la nouvelle identité de Caitlyn Jenner. Le monde est décidément une scène sur laquelle chacun joue le rôle de sa vie, mais gare aux trolls pour les sujets devenus objets.
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ENCADRE


Ego trip 3D

Grâce à l’impression tridimensionnelle, il devient possible de s’immortaliser sous la forme d’une figurine miniature en résine. De jeunes start-up y croient, les clients, eux, hésitent encore (un peu).

Le portrait 3D se présente comme le moyen le plus technologique pour combler nos désirs narcissiques. Plusieurs studios, dont Minimoi ou Osmo-Lab en Suisse romande, se sont lancés sur ce nouveau marché prometteur. Pas tous avec succès car, à vrai dire, la timidité reste de mise face à ces représentations miniatures d’individus, ainsi que le constate Ulrike Kiese, fondatrice du studio PocketSizeMe: «Beaucoup de gens s’intéressent au produit, mais demandent un temps de réflexion.

Certains préfèrent offrir une séance de pose en cadeau plutôt que de faire le pas eux-mêmes.» Avec certainement l’espoir qu’on leur rende la pareille. Rappelons qu’il aura fallu du temps à la photographie avant d’être acceptée: lors de son invention, on craignait qu’elle ne vole l’âme de celui qu’elle représentait. Qui plus est, culturellement, statufier un personnage vivant soulève des réticences. Ainsi, lors de l’érection de la statue de Louis XIV à la place des Victoires à Paris en 1686, on critiquait cet acte d’idolâtrie. Ulrike Kiese cherche donc à informer et insiste sur la dimension humaine de son métier. «Nous aimons les gens, nous nous intéressons à leur personnalité, c’est ce qui fait notre force», explique cette pionnière de la technique, qui possède un studio en Argovie et un autre à Zurich.

Une séance de pose ressemble à l’expérience que l’on pouvait vivre naguère chez un photographe professionnel avec qui le meilleur profil, le fond et d’autres paramètres de l’image étaient discutés. En quelques minutes, une personne est scannée de la tête aux pieds. Les données sont ensuite retravaillées numériquement puis imprimées à l’échelle désirée. «Le simple fait de se voir en tout petit étonne beaucoup les gens. Le portrait 3D permet aussi de se découvrir de dos, ce qui n’est pas possible dans la vie réelle.» Le malaise peut survenir de l’aspect sculptural de la figurine. «Il faut se regarder comme dans un musée, à un mètre de distance. De tout près on reconnaît la matière, les couches d’impression. En raison des centaines de couches imprimées, les couleurs n’apparaissent pas aussi vives que dans la réalité.» Reste qu’au-delà de ces menues imprécisions, c’est bien un double ultra-réaliste que crache la machine, et cela jusqu’à l’attitude. Un trip vers l’alter ego dès 249 francs.

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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 10).

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