LATITUDES

Des seniors logent des étudiants en échange d’un coup de main

Pour répondre à la fois à la crise du logement et à l’isolement des personnes âgées, l’Université de Genève lance le projet «1h par m2», basé sur un modèle de collocation intergénérationnelle qui a déjà fait ses preuves à l’étranger.

Tout part d’un constat simple: alors que des centaines d’étudiants n’arrivent pas à se loger, des milliers de personnes âgées vivent seules dans des appartements trop grands. En septembre dernier, à quelques jours de la rentrée universitaire genevoise, près de 600 étudiants inscrits au Bureau des logements de l’Université n’avaient pas encore trouvé de chambre. Rien de surprenant hélas dans un canton où la pénurie de logement est endémique et l’offre des foyers et résidences universitaires sept fois inférieure au nombre d’étudiants inscrits.

En parallèle, l’Office cantonal de la statistique révélait en 2012 qu’à Genève, plus de 13’300 personnes habitent seules dans des logements de quatre ou cinq pièces. Un nombre en sensible augmentation depuis la moitié du siècle dernier et qui ne devrait cesser de croître en raison du vieillissement de la population. «Ce sont en effet en majorité des personnes âgées qui vivent seules dans de grands appartements ou maisons, relève le sociologue Jean-Pierre Fragnière, spécialiste des questions liées à la vieillesse et aux générations. L’isolement croissant de cette tranche de la population inquiète.»

A chaque mètre carré, une heure de service

Pour répondre à ces besoins croisés, l’Université de Genève, en partenariat avec Pro Senectute Genève et avec le soutien de la Fondation BNP Paribas, met actuellement sur pied un projet de logement intergénérationnel intitulé «1h par m2 — un étudiant sous mon toit». «Notre modèle, qui sera lancé à la rentrée prochaine, se base sur le projet allemand Wohnen für Hilfe, qui propose à des particuliers de mettre à disposition d’un étudiant une chambre de leur logement en échange de services», explique l’instigatrice du projet, Sabine Estier Thévenoz, du Bureau des logements de l’Université. Le programme existe en Allemagne depuis 2002. Il est aujourd’hui présent dans 32 villes universitaires et se développe avec succès. A Cologne par exemple, 140 étudiants par année sont ainsi hébergés.

Les règles sont les suivantes: à chaque mètre carré loué correspond une heure de travail par mois. Ainsi, une chambre de 16 m2 permet au logeur de bénéficier de 16 heures d’aide mensuelle, soit quatre heures par semaine. Les tâches sont définies en accord entre les deux parties. Il peut s’agir de courses alimentaires, de conversation en langue étrangère, d’animaux domestiques à soigner ou simplement de repas à partager. Pas de loyer à payer donc, seule une participation mensuelle aux charges est demandée aux étudiants. «L’idée est de mobiliser des ressources existantes dans la communauté: de l’espace chez des personnes qui vivent seules et du temps chez des étudiants qui ont généralement peu de ressources financières, poursuit Sabine Estier Thévenoz. Cela permet d’offrir du logement sans avoir à construire un nouveau bâtiment, tout en contribuant à résoudre un problème social important.»

L’Allemagne n’est pas la seule à avoir déjà mis en place des projets développant le principe de solidarité entre générations dans le domaine du logement. En France par exemple, le Réseau-COSI — COhabitation Solidaire Intergénérationnelle –, et la société Ensemble 2 générations rencontrent un certain succès auprès des étudiants et des aînés. Pour le sociologue Jean-Pierre Fragnière, le logement intergénérationnel est appelé à prendre une dimension majeure: «Au-delà de répondre à un double besoin social, cette forme d’échange devient essentielle. L’allongement de la vie augmente la distance entre les générations. Le lien doit être reconstruit. Il faut créer des conditions de rencontre et de dialogue. Les relations intergénérationnelles sont nécessaires, car elles déstabilisent, stimulent l’intelligence et la curiosité et changent le rapport au quotidien.»

Le troisième âge pour public cible

La Suisse a aussi lancé des initiatives similaires ces dernières années, via la Croix Rouge fribourgeoise et Pro Senectute Zurich notamment, mais elles demeurent timides. L’entreprise «Ensemble avec toit», basée à Rolle et fondée il y a cinq ans, est la plus prolifique. Elle s’occupe de former des binômes entre les particuliers et les étudiants qui s’inscrivent sur son site et établit des contrats d’hébergement. La location gratuite d’une chambre contre services – maximum huit heures d’aide par semaine – représente la moitié des contrats et un tiers des accueillants sont des personnes âgées. «Actuellement nous recevons deux ou trois demandes d’étudiants par jour, note Sylvie Mery, chargée de mission de la société. La demande est de plus en plus forte. Notre réseau propose un peu plus de 200 chambres, principalement sur les cantons de Vaud et Genève. Entre 200 et 300 étudiants sont logés chaque année.»

Les principaux clients de «Ensemble avec toit» demeurent cependant des familles, à la recherche de soutien scolaire ou d’assistance pour leurs enfants. Dans son dessein de lutter contre l’isolement social, le projet «1h par m2» entend cibler une autre tranche de la population: principalement les personnes du troisième âge, entre 65 et 80 ans, mais aussi les 50 ans et plus qui voient leurs enfants quitter le domicile, ainsi que les plus de 80 ans encore suffisamment indépendants pour ne pas avoir besoin d’un soutien médical. Or, convaincre ces potentiels logeurs reste un défi à part entière: «Les personnes âgées peuvent se montrer réticentes à accueillir un jeune, convient Sabine Estier Thévenoz. Il faut mettre en avant le plaisir de la relation avant le besoin d’aide lié au vieillissement, car les séniors veulent garder leur indépendance le plus longtemps possible.»

Pour fonctionner, le projet exige un autre point essentiel: que les participants se placent délibérément dans un schéma d’échange, hors de toute logique économique ou marchande. Un concept dans l’air du temps qui ne devrait pas rencontrer trop d’opposition, à l’heure du boum de l’économie du partage. Actuellement, une dizaine de personnes se sont déjà formellement engagées à proposer une chambre à la rentrée et plus de 25 étudiants, venant de Suisse, d’Europe, d’Amérique Latine et même d’Australie, ont formulé une demande d’hébergement. Deux binômes se sont déjà formés. L’un deux réunit un étudiant allemand de 22 ans et une sexagénaire vivant seule dans une maison avec son fils jeune adulte (voir encadré). «L’objectif dans un premier temps est d’atteindre une trentaine de chambres, indique Sabine Estier-Thévenoz. Mais à terme, nous visons un total de 130 chambres.» Soit 1% seulement des fameuses 13’300 personnes vivant seules dans de grands logements à convaincre.
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ENCADRE

«Son aide m’est précieuse»
Elena Flahault-Rusconi, 58 ans, loge un étudiant allemand de 22 ans dans sa maison de Thônex (GE).

Trente-six ans et une quarantaine de centimètres les séparent. Elena Flahault-Rusconi, une juriste de 58 ans devenue coach pédagogique, et Timo Marcel Albrecht, jeune étudiant allemand de 22 ans débarqué de Göttingen, cohabitent depuis le début du mois de février. A deux semaines de démarrer son semestre à Genève, Timo n’avait toujours pas trouvé de chambre. Il découvre alors le projet «1h par m2» via le site du Bureau du logement de l’Université. «Même si le programme ne devait démarrer qu’en septembre, j’ai tenté ma chance car j’étais sur le point d’arriver à Genève sans avoir un endroit où dormir», raconte Timo. En moins d’une semaine, Sabine Estier lui trouve une logeuse, Elena, qui vit seule avec son fils étudiant dans une maison à Thônex.

«Entre la chambre, le balcon et la salle de bain, je loue environ 12 m2 à Timo, ce qui équivaut à trois heures d’aide par semaine, explique Elena. Timo participe à l’entretien de la maison: ménage, bricolage, jardinage… Son aide m’est précieuse car je manque de temps et ma condition physique ne me permet pas d’effectuer tous ces travaux.» En dehors de ce contrat, le binôme a décidé de s’offrir un service mutuel, l’apprentissage de la langue de chacun. «Je parle à Timo en allemand et il corrige mes fautes, et inversement.» Seul échange monétaire entre les deux parties: les charges, qui s’élèvent à 60 francs par mois. «Quand on sait qu’une chambre à Genève vaut au minimum 600 francs par mois, je m’estime vraiment chanceux, dit Timo. Ce modèle de logement pourrait encourager de nombreux étudiants à venir en Suisse, car beaucoup y renoncent à cause du coût trop élevé de la vie.»

Interagir quotidiennement avec des personnes locales est un autre avantage du projet aux yeux de Timo, nullement dérangé de cohabiter avec une femme de 30 ans son aînée. «Je suis totalement libre tant que je respecte le contrat d’aide. Je peux sortir et vivre ma vie. Mais j’aime aussi passer du temps avec Elena, discuter politique, culture et droit.» Si les deux colocataires ne font souvent que se croiser pendant la semaine, ils essaient le week-end de partager un peu plus de temps ensemble. «Timo a notamment instauré l’usage du Kaffee du dimanche, que les Allemands aiment à prendre l’après-midi avec une pâtisserie», sourit Elena.
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Une version de cet article est parue dans le magazine L’Hebdo.