LATITUDES

Les super-bactéries gagnent du terrain

Pour combattre les germes multirésistants, les nouvelles molécules ne suffiront pas. Une meilleure prescription des antibiotiques est aussi nécessaire.

J’ai vu des patients décéder d’une infection, notamment dans le service des grands brûlés, car plus aucun antibiotique ne marchait sur eux, raconte Yok-Ai Que, maître d’enseignement et de recherche au Département de microbiologie de l’Université de Lausanne. Il arrive qu’on doive relier un patient à une intraveineuse pour soigner une simple cystite (inflammation de la vessie).» La raison de ces cas tragiques? La multiplication dans les hôpitaux suisses de bactéries résistantes aux antibiotiques.

E. coli, une bactérie intestinale commune qui peut provoquer des gastro-entérites et des infections urinaires, ne réagit plus à la fluoroquinolone, l’antibiotique habituellement utilisé contre ce microbe, dans 20,5% des cas, selon les chiffres du Centre suisse pour le contrôle de l’antibiorésistance (Anresis). En 2004, cette part n’atteignait que 10,3%. De même, K. pneumoniae, une bactérie qui provoque notamment des maladies respiratoires, est devenue insensible aux céphalosporines de troisième génération, un antibiotique plus récent, dans 11,2% des cas, contre 1,3% en 2004.

Surconsommation d’antibiotiques

«Lorsqu’on attaque une bactérie à l’aide d’un antibiotique, elle va presque invariablement développer une résistance à ce dernier, c’est un mécanisme de survie, détaille Didier Pittet, responsable du Service de maladies infectieuses aux HUG. Les premières résistances à la pénicilline sont apparues neuf mois à peine après sa découverte en 1947.» Ce phénomène est favorisé par la surconsommation des antibiotiques. Dans les hôpitaux suisses, le nombre de doses journalières administrées a crû de 36% entre 2004 et 2013. «Ils sont souvent utilisés à mauvais escient contre des maladies causées par un virus et non par une bactérie, comme le rhume», estime-t-il.

Au-delà des frontières helvétiques, les indicateurs ne sont pas davantage rassurants. Au contraire. La Turquie,
la Grèce, la France et les Etats-Unis sont des champions de la consommation d’antibiotiques, selon les données du Centre européen de prévention et de contrôle des maladies. «Dans les pays caractérisés par un manque d’hygiène généralisé (Inde) ou dans les hôpitaux (Italie, Grèce), les patients en reçoivent souvent de façon préventive», relève Patrice Nordmann, professeur au Département de microbiologie de l’Université de Fribourg. Aux Etats-Unis, où les médecins craignent les procès intentés par les malades, il n’est pas rare de se faire prescrire cinq ou six antibiotiques simultanément.

L’utilisation d’antibiotiques dans les élevages de volaille, de porcs et de poissons, pour éviter la propagation d’infections lorsque les conditions de détention sont trop exiguës, favorise aussi l’émergence de résistances. Tout comme la globalisation et le développement du tourisme médical, qui ont accru les transferts de patients entre pays et donc la circulation de germes. «On pense que les premières bétalactamases, à spectre élargi, (une enzyme qui provoque des résistances aux antibiotiques, ndlr), sont arrivées en Suisse romande lorsque des victimes des attentats de Bali, en 2002, ont été transférées au CHUV», explique Didier Pittet.

«Les voyageurs qui séjournent dans des pays comme l’Inde ramènent souvent dans leur flore intestinale des germes résistants», indique Thierry Calandra, chef du Service des maladies infectieuses du CHUV. Ces porteurs sains sont dépourvus de symptômes, mais ils peuvent les transmettre à des personnes dont le système immunitaire est affaibli.

Il existe quelques solutions pour lutter contre ces super-bactéries. Des mesures simples, comme améliorer l’hygiène des mains ou vacciner les patients à risque, permettraient d’éviter 30% des infections contractées dans un hôpital suisse, qui s’élèvent aujourd’hui à 70’000 par année. Il faut aussi réduire la consommation d’antibiotiques. «En Suisse, il est déjà interdit d’en acheter sans prescription, note Karin Wäfler, responsable de ce thème à l’Office fédéral de la santé publique (OFSP). Mais il manque des directives contraignantes qui définissent quand prescrire un antibiotique et lequel est le plus approprié.»

Nouvelle stratégie nationale

La lutte contre les résistances passe en outre par une meilleure connaissance de leur ampleur et de leur distribution. Le Centre Anresis collecte certes depuis 2004 des informations sur les bactéries résistantes et les antibiotiques prescrits en milieu hospitalier, mais pas en médecine ambulatoire. Chez les animaux de rente (porcs, poulets, veaux), les résistances sont répertoriées depuis 2006 mais pas les quantités d’antibiotiques administrées. La stratégie nationale contre la résistance aux antibiotiques (StaR), lancée par le Conseil fédéral début 2016, «va toutefois combler ces lacunes en recensant ces deux valeurs de façon systématique», relève Karin Wäfler.

Cela ne suffira pas à stopper la propagation de ces super-bactéries. «Pour cela, il faut identifier le plus rapidement possible la présence d’un germe résistant dans un hôpital, par exemple en procédant à un dépistage systématique de tous les patients en provenance de l’étranger, et isoler les porteurs», souligne Thierry Calandra.

Dans cette optique, Patrice Nordmann et son collègue Laurent Poirel ont développé un test diagnostique qui permet de repérer en moins de deux heures les souches résistantes de la bactérie Acinetobacter baumannii, contre deux jours auparavant. Une équipe genevoise a pour sa part élaboré un outil pour détecter la tuberculose résistante à l’antibiotique rifampicine en deux heures au lieu de deux à huit semaines.

Mais pour vraiment donner le coup de grâce à ces super-bactéries, il faut de nouveaux antibiotiques. Malheureusement, l’industrie pharmaceutique semble avoir d’autres priorités en vue: «Les industriels n’ont plus créé de nouveaux produits depuis des années, car, d’un point de vue financier, cela ne rapporte pas suffisamment, relève Didier Pittet. Il est bien plus rentable de développer des médicaments contre Alzheimer ou le diabète que les patients devront prendre toute leur vie.»

Le groupe bâlois Roche a ainsi récemment laissé tomber son partenaire Polyphor, qu’il s’était engagé à financer à hauteur de 500 millions de francs, l’une des rares firmes à effectuer de la recherche dans ce domaine.

Didier Pittet pense qu’à terme il faudra de nouveaux modèles de financement. «On pourrait inscrire les antibiotiques au patrimoine mondial de l’Unesco, ce qui ouvrirait la voie à des subsides de la part de la Banque mondiale
ou de l’Union européenne», dit-il. D’autres évoquent la création d’un fonds mondial pour financer la recherche sur les antibiotiques.

La Confédération a annoncé en juin 2015 le lancement d’un nouveau Programme national de la recherche (PNR 72) doté de 20 millions de francs. «Il a notamment pour but la découverte de nouveaux traitements contre les bactéries résistantes», assure Karin Wäfler. L’OFSP précise que l’organisation du projet sera clarifiée d’ici au milieu de l’année 2016 et que le public sera régulièrement informé de son avancement. La bataille contre les super-bactéries est donc bel et bien engagée, reste à la gagner.
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ENCADRES

Des virus pour attaquer les bactéries

Pour Yok-Ai Que*, la phagothérapie pourrait aider à vaincre les germes résistants à tout antibiotique. Interview.

Qu’est-ce que la phagothérapie?

Il s’agit d’une thérapie développée en 1915, qui consiste à utiliser certains virus — les phages — pour s’attaquer aux bactéries. Elle a été découverte en observant des guérisons spontanées survenues en Inde suite à une épidémie de choléra dans les eaux du Gange. Des phages s’étaient développés en parallèle aux bactéries de choléra et les avaient désactivées. Cette thérapie a été utilisée tout au long des années 1930 et 1940, mais elle est tombée en désuétude avec la découverte de la pénicilline en 1947.

Comment est-ce que cela marche concrètement?

Il y a deux mécanismes. Les phages peuvent soit s’implanter dans les chromosomes de la bactérie, soit parasiter la machinerie utilisée par cette dernière pour se répliquer. Lorsqu’ils cherchent à se reproduire, ils font éclater la bactérie.

La phagothérapie peut-elle encore servir aujourd’hui?

Nous menons des essais au CHUV, dans l’espoir qu’elle permette de soigner les patients affectés par les bactéries qui ne réagissent plus à aucun antibiotique. Une étude clinique est en cours dans le service des grands brûlés.

*Yok-ai que est maître d’enseignement et de recherche au département de microbiologie de l’Université de Lausanne
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Les bactéries les plus dangereuses

Les BLSE
Les bêtalactamases à spectre élargi (BLSE) sont des enzymes produites par certaines bactéries présentes dans le système digestif comme E. coli et K. pneumoniae. Découvertes pour la première fois en France et en Allemagne au milieu des années 1980, elles engendrent une résistance aux antibiotiques de la classe des bêta-lactamines, qui sont les plus utilisés. Elles sont arrivées en Suisse au début des années 2000. En 2010, 4,8% des patients arrivant aux Hôpitaux universitaires de Genève et 5,8% de ceux arrivant à l’Hôpital de Zurich en étaient porteurs.

Le staphylocoque doré
Présent sur la peau de 30% des gens, le staphylocoque doré peut provoquer des infections sanguines, des tissus ou des articulations. Il a développé une résistance à la méthicilline, un antibiotique de premier recours, ce qui en fait l’une des principales causes d’infections nosocomiales dans les hôpitaux. Son incidence a toutefois commencé à diminuer depuis une dizaine d’années. La part de souches résistantes est passée de 12,7% en 2004 à 5% en 2013. Il est plus présent en Suisse romande qu’en Suisse alémanique.

Les carbapénémases

Les carbapénémases sont des enzymes produites par certains germes de l’intestin. Elles désactivent les carbapénèmes, la toute dernière génération d’antibiotiques. Les malades infectés par ce genre de super-bactérie n’ont plus qu’une seule option: la colistine, un médicament découvert en 1949 mais peu utilisé en raison de sa toxicité.

Pour l’heure, tous les cas de carbapénémases répertoriés en Suisse ont été importés de l’étranger, depuis les pays méditerranéens et le sous-continent indien. Mais le nombre de souches présentes sur sol helvétique a crû spectaculairement, passant de moins de 15 en 2009 à plus de 400 aujourd’hui. Plus inquiétant encore, des chercheurs chinois ont annoncé fin novembre avoir observé pour la première fois des bactéries résistantes à la colistine.
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Une version de cet article est parue dans In Vivo magazine (no 8).

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