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Cabarets, la fin d’une époque

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Jeudi, 1 heure du matin, en Vieille-Ville de Genève. Au Crazy Paradise, l’un des derniers cabarets de la place, six jeunes femmes courtement vêtues sont assises au bar. L’une d’elles se lève pour aller se déhancher autour d’une barre sur des rythmes électroniques. Sous la lumière bleu foncé, la danseuse laisse apercevoir sa poitrine. Un seul homme pour se rincer l’œil. «Les clients se font attendre, raconte Antonio Lopes de Bem, gérant du lieu. Et c’est ainsi toutes les nuits, du lundi au samedi, de l’ouverture à la fermeture à 5 heures du matin.»

Des salles désertes, le Crazy Paradise n’en a pas toujours connu, depuis son ouverture en 1997. «Jusqu’en 2010 environ, une bonne vingtaine de clients venaient chaque soir discuter et boire des verres avec nos filles, relate le patron. Aujourd’hui, on en compte difficilement cinq.» Une absence de spectateurs qui se ressent sur la marche des affaires. «Nos revenus ont drastiquement baissé depuis le début de cette année.» Précisément depuis le 1er janvier 2016, date de la suppression du visa de danseuse de cabaret, qui empêche désormais les gérants d’engager des danseuses provenant de pays extra-européens.

Jusqu’alors, les candidates venaient pour la plupart d’Ukraine, de Russie, de Moldavie ou de République dominicaine. Ce qui contribuait au succès de ce genre de boîtes, comme l’explique Jürg König, président de l’Association suisse des cafés-concerts, cabarets, dancings et discothèques (ASCO): «Le cabaret était un lieu d’exotisme. C’était l’occasion de passer un bon moment avec des femmes venant d’autres cultures.» A présent, ils doivent recruter en Suisse ou au sein des pays de l’Union européenne.

Escorts et salons de massages

Si cette modification de la loi n’est pas la seule raison de la débandade des cabarets, elle semble cependant porter le coup de grâce à ce secteur à l’agonie depuis plusieurs années. L’ASCO a vu le nombre de ses cabarets chuter de 300 à 150 en l’espace de dix ans. Et depuis janvier dernier, le rythme s’est accéléré partout en Suisse: à Zurich, cinq établissements ont fermé leurs portes. La ville de Lucerne a perdu son dernier cabaret il y a quelques semaines. A Genève, il en reste cinq, leur nombre ayant été divisé par trois en moins d’une décennie.

Après une dizaine d’années d’activité, le Chaux-de-Fonnier François Butzberger vient d’abandonner son cabaret baptisé La Fourmi. L’interdiction de fumer dans les établissements publics, entrée en vigueur en 2010, a constitué un premier coup dur pour le secteur, précise-t-il. «Les gens sortent moins.»

Jürg König, qui a quant à lui fermé son cabaret à Berne l’année dernière, remarque également une évolution dans les mœurs: «Le profil type du client de cabaret est un homme d’affaires en déplacement, à la recherche de divertissement». Cependant, pour rencontrer des femmes et éventuellement partager un moment de plaisir, l’offre s’est diversifiée. Les services d’escorts ainsi que les salons de massage se sont développés, tout comme les prostituées. A Genève, par exemple, le nombre de travailleuses du sexe enregistrées a été multiplié par quatre sur la période 2008-2015.

Et il y a le rapport qualité-prix. Dans un cabaret, pour une soirée, un client doit dépenser plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de francs. Au Crazy Paradise, la moindre bouteille de champagne coûte 400 francs, et les prix grimpent vite, pour atteindre plus de 5000 francs pour une bouteille de Dom Pérignon rosé millésimé. «Pour ceux qui sont en quête d’un échange sexuel, il existe des solutions moins coûteuses, reconnaît Jürg König. Et ceux qui souhaitent conquérir glamour et exotisme ne se rendent plus dans les cabarets.»

Les «artistes» se rebiffent

Les clients ne sont pas les seuls à bouder. «Il est de plus en plus difficile de recruter des danseuses», déplore le patron du Crazy Paradise, Antonio Lopes de Bem. Les conditions de travail ne sont plus suffisamment attrayantes. Le salaire s’élève à environ 2300 francs net par mois. Elles reçoivent jusqu’à 1300 francs pour financer leur loyer ainsi qu’une commission de 2 à 3% sur chaque boisson consommée par le client. En contrepartie, elles travaillent 23 nuits par mois. «J’attends, je danse un peu, je souris», résume Clara, une jeune Roumaine de 31 ans qui cherche un emploi dans la restauration, qu’elle espère moins monotone…

Par ailleurs, si officiellement les danseuses de cabaret ne sont pas des travailleuses du sexe, certaines recourent à la prostitution pour augmenter leurs revenus. Anastasia, une autre danseuse du Crazy Paradise, l’avoue clairement: «Le but est de partir avec un client». L’absence de fréquentation rend donc ces terrains de chasse peu attractifs.

Antonio Lopes de Bem précise qu’aucune activité sexuelle n’est autorisée à l’intérieur de l’établissement. «Mais si une de mes danseuses couche avec un client en dehors de ses heures de travail, c’est sa vie privée…» Les cabarets flirtent ainsi avec la loi. Ces dernières années, plusieurs établissements genevois ont fait l’objet d’enquêtes pour des motifs d’encouragement à la prostitution. C’est le cas, notamment, du Velvet, du Pussycat et de La Coupole. Quant au Crazy Paradise, il a dû fermer ses portes quelques jours en 2012 pour les mêmes raisons, sans que les soupçons soient confirmés. Aujourd’hui, le gérant est convaincu: «Si une femme veut se prostituer, il existe d’autres endroits où elle trouvera plus facilement des clients».

Strip-club contre cabaret

Face à ce déclin, certains exploitants tentent une reconversion. Le Genevois Lionel Mansi a réussi la sienne. En 2012, cette figure emblématique de la vie nocturne genevoise, qui travaillait dans les cabarets depuis 1988, a transformé son établissement en club de strip-tease. Il gère aujourd’hui Le Sensi dans le quartier des Pâquis.

Lors d’une visite ce même jeudi soir, une dizaine de femmes en petite tenue accueillent les clients. Comme au Crazy Paradise, elles font de la pole dance autour de la barre verticale, sur une petite scène. Contrairement aux danseuses de cabaret, elles réalisent de vraies figures acrobatiques et se retrouvent tantôt la tête en bas, tantôt les jambes autour de la barre. Les dernières chansons de pop électronique qui résonnent dans les enceintes finissent d’enivrer la dizaine de clients, hommes d’affaires âgés de 30 à 40 ans.

Le but de leur venue? Pour 80 francs, obtenir une danse privée très sensuelle d’environ six minutes en tête à tête, au sous-sol de l’établissement. «Entre fin 2012 et 2016, mon chiffre d’affaires a doublé, explique Lionel Mansi. Dans un strip-club, il n’y a aucune ambiguïté, les gens viennent pour vivre un moment érotique. Beaucoup de mes clients fréquentaient auparavant les cabarets. Nous accueillons même des couples, ce qui n’est pas courant dans l’autre lieu.»

Et les danseuses? Elles viennent pour la plupart de France et de République tchèque, se considèrent comme des artistes et entretiennent soigneusement leur page Facebook. «Mes danseuses travaillent dans le monde entier pour différents établissements.» Lionel Mansi est convaincu qu’il n’y aura plus de cabarets sous leur forme actuelle à Genève dans cinq ans. «Le concept est révolu.»

Le Crazy Paradise pourrait fermer cette année encore. «J’envisage de le transformer en discothèque, annonce son patron. Je ne peux plus continuer à puiser dans mes économies pour le faire tourner.»
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ENCADRE

«Danseuse», un statut contesté

Controversé depuis son entrée en vigueur, le visa de danseuse de cabaret a été supprimé en début d’année.

Depuis 1995, les ressortissantes non qualifiées, en provenance d’Etats tiers, bénéficiaient d’un visa particulier qui leur permettait d’exercer l’activité de danseuse de cabaret en Suisse huit mois par an. Le but principal de ce programme était de protéger ces danseuses d’éventuelles exploitations. Une aubaine pour les cabarets: grâce à ce statut, ils pouvaient embaucher des femmes venant de pays non européens, satisfaisant ainsi une forte demande. Mais l’Office fédéral des migrations (ODM) a constaté que les femmes abusaient de ce permis pour pratiquer la prostitution. «La Suisse était le seul pays en Europe à avoir un tel statut», explique Alexander Ott, directeur de la police des étrangers à Berne.

La suppression de ce visa est entrée en vigueur le 1er janvier 2016. Désormais, les cabarets doivent recruter leurs danseuses au sein des pays de l’Union européenne. La plupart des cantons l’avaient déjà aboli. Seuls dix d’entre eux, dont Genève et Neuchâtel, appliquaient encore ce statut en 2015.

Le libre établissement pour les travailleuses bulgares et roumaines sera effectif à partir du 1er juin 2016, mais il est déjà possible qu’un cabaret les emploie sous certaines conditions.

Pour Michel Félix, responsable de la communication de l’Association de défense des travailleurs et travailleuses du sexe à Genève (Aspasie), «il est trop tôt pour analyser les conséquences de la décision fédérale». Seule certitude, ce visa de danseuse leur assurait un cadre sûr. Désormais, «il y a le risque que ces femmes ne se prostituent illégalement».
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INTERVIEW

«On agite le spectre de la traite d’êtres humains»

Des centaines de danseuses de cabaret se retrouvent sans permis de travail depuis le 1er janvier 2016. Romaric Thiévent, géographe, auteur d’une thèse sur les danseuses de cabaret extra-européennes en Suisse, soutenue en juin 2015 à l’Université de Neuchâtel, éclaire leur parcours.

Qui étaient les détentrices d’un permis d’artiste de cabaret?

Les trois quarts des femmes venaient des pays de l’Est (Ukraine, Moldavie, Russie) ou de République dominicaine. A cela s’ajoutaient quelques nationalités «résiduelles» comme les pays d’Asie du Sud-Est ou le Maroc. La tranche d’âge la plus représentée était celle des 20-30 ans, l’industrie du sexe valorisant le corps de la femme jeune.

Faisaient-elles une seule fois le voyage ou revenaient-elles plusieurs années de suite en Suisse?

Elles venaient pour la plupart une ou deux fois seulement en Suisse, grâce à des agences de placement. Mais la question est plutôt de savoir pourquoi elles faisaient ce travail plus ou moins longtemps. Les conditions de travail très difficiles dans les cabarets, du fait notamment des horaires de nuit et des abus d’alcool, constituaient le premier facteur. Ces femmes avaient, par ailleurs, des projets migratoires extrêmement différents. Certaines avaient besoin d’une somme d’argent précise et s’arrêtaient une fois qu’elles l’avaient réunie, d’autres en avaient fait un projet de vie.

Avez-vous été confronté dans vos entretiens à des cas de traite d’êtres humains?

Les personnes interrogées m’ont parlé de cas d’exploitation: retenues sur salaire, arnaques aux cartes AVS, etc. Mais je n’ai eu accès à aucune situation d’exploitation extrême.

Un des arguments en faveur de l’abolition de ce permis était pourtant justement la lutte contre la traite…

Je trouve ce discours étrange, car le statut de danseuse de cabaret avait été créé dans le but de mieux protéger les femmes extra-européennes, qui venaient travailler dans les cabarets au bénéfice d’un permis d’artiste. Pour les protéger contre les multiples abus dont elles étaient victimes dans un secteur jusqu’alors peu réglementé. Or, l’Etat a failli à faire appliquer la loi et, plutôt que d’intensifier les contrôles, il a supprimé un permis, donc une voie migratoire. On a tendance, dans la presse et chez les politiciens, à agiter le spectre de la traite d’êtres humains lorsqu’on parle de flux migratoires des travailleuses du sexe, parce qu’on a du mal à accepter qu’il s’agisse d’un choix, même par défaut. Une danseuse de cabaret ukrainienne m’a dit un jour qu’elle ne voyait pas en quoi il était plus dégradant de venir danser dans un cabaret ici que de travailler sur un marché à Kiev pour une misère.
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Collaboration: Blandine Guignier

Une version de cet article est parue dans le magazine L’Hebdo.