CULTURE

L’improvisation, un art sans filet

Se retrouver sur les planches sans scénario ni dialogues prédéfinis est un concept qui séduit la Suisse romande. Comment les improvisateurs gèrent-ils le risque d’une panne d’inspiration?

Au moment d’entrer sur scène, l’improvisateur ne connaît ni sa première réplique, ni l’issue de l’histoire qu’il va interpréter. Il jouera peut-être un jeune délinquant, un banquier ou encore un astronaute atteint de vertige. Il n’en sait rien. La trame change à chaque représentation et la crainte d’une panne d’inspiration est toujours présente. «Nous prenons des risques à la recherche d’un miracle», disait Keith Johnstone, pape de l’improvisation théâtrale anglo-saxonne.

Né au Québec en 1977, le match d’improvisation a été créé pour rendre le théâtre plus populaire. S’inspirant des codes du sport national, le hockey, il met en scène deux équipes de comédiens qui s’affrontent sur une fausse patinoire, arbitrées par un maître de cérémonie. C’est lui qui donne un thème et une contrainte aux joueurs, parmi une série de catégories: à la manière de Molière, sans paroles ou en rimant, par exemple.

La discipline s’est exportée en Suisse romande dans les années 1980. Elle y est désormais bien installée. Les troupes d’improvisation sont nombreuses dans la région, à l’image d’Avracavabrac, la troupe de Vincent Kucholl et Vincent Veillon, la Compagnie du Cachot à Yverdon, cialis replacement ou encore la FoiR à Fribourg. Et de nouveaux concepts plus élaborés que le match commencent aussi à s’imposer, comme la comédie musicale improvisée ou les spectacles joués à domicile. Le match reste toutefois le passage obligé pour la plupart des jeunes improvisateurs. «C’est une narration qui parle aux adolescents car le format du match, qui se joue sur quelques minutes, résonne avec les contenus très courts des réseaux sociaux», estime le Vaudois Yvan Richardet, improvisateur professionnel.

La tactique du funambule

Pourquoi le public assiste-t-il à un spectacle qui n’a pas été répété? «Il vient pour nous voir tomber», affirme Yvan Richardet. Dans le milieu, on utilise l’analogie du funambule, dont on dit qu’il met dix ans pour apprendre à marcher sur un fil et vingt ans pour faire croire qu’il va tomber. Accentuer le risque est en effet l’une des stratégies utilisées dans l’improvisation théâtrale. Lorsque le spectacle est trop virtuose, le public ne se rend pas compte qu’il assiste à un spectacle unique. Il faut alors laisser apparaître consciemment certains rouages et imprécisions. «On va par exemple surjouer la surprise ou l’embarras lorsque le public impose une contrainte, explique Alain Ghiringhelli, improvisateur et collaborateur à la formation continue à la Manufacture Haute école des arts de la scène. Quand le public voit que l’on prend un risque, il sera d’autant plus impressionné si on réussit.»

Les improvisateurs sont unanimes: ils ne sont jamais à l’abri d’un mauvais soir ou d’un manque d’inspiration. Il existe toutefois une multitude de techniques pour assurer le minimum. Pour faire avancer la trame d’une histoire, par exemple, on préférera parler d’un caniche que d’un chien, car l’évocation est bien plus imagée. Il y a aussi la notion de cadre. Ce sont les éléments préétablis qui vont aider les comédiens: un concept précis, la limite de temps, les contraintes thématiques ou encore les décisions du maître de cérémonie.

Les meilleures performances naissent des accidents

Ces techniques ne permettent toutefois pas d’éviter les imprévus. Et c’est bien là que se niche toute la magie de la discipline. Ce sont même parfois des accidents que peuvent naître les meilleures performances. «Le danger est de trop prévoir ses coups à l’avance, précise Alain Ghiringhelli. Il faut constamment être dans l’instant présent. S’il y a un accident, on doit le mettre en valeur.» Si, par exemple, un improvisateur bute maladroitement sur plusieurs mots, cela peut devenir une caractéristique de son personnage. Il serait très difficile de faire de même dans le théâtre traditionnel. «En impro, l’erreur est facilement comprise par le public, car il sait que l’on prend des risques à chaque instant, remarque Samuel Bezençon, improvisateur et collaborateur RH de la Manufacture. Paradoxalement, je trouve que le danger est plus grand lorsque l’on apprend un texte par cœur, parce qu’il y a la pression d’avoir un trou de mémoire.»

Le risque n’est en revanche pas toujours synonyme de qualité. «L’histoire doit rester au centre, souligne Yvan Richardet. Si l’on donne comme contrainte de chanter sur un pied avec une patate dans la bouche, cela peut déclencher quelques rires durant deux minutes, mais ce n’est ni du bon théâtre ni une stratégieà long terme.» Le goût du risque est toutefois un moteur important pour de nombreux improvisateurs. «C’est une drogue, confie Yvan Richardet. Quand on entre sans filet et que tout fonctionne, c’est magique. L’adrénaline se transforme en endorphine et on devient accro.»
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ENCADRE

Des fausses notes qui valent de l’or

La scène se passe en mars 2015 au Blues & Jazz Supper Club de Bethesda, dans le Maryland aux Etats-Unis. En plein concert, l’alarme incendie retentit. Le saxophoniste Morgan Price se met alors à improviser, en se calant sur la tonalité de l’alarme. Le public applaudit son audace, heureux d’assister à cet instant unique. Confronté à la même situation, bien des musiciens classiques n’auraient pas pris ce risque, formés avant tout pour suivre une partition. Mais l’improvisation fait partie de l’ADN de la musique jazz.

En effet, les élèves sont encouragés très tôt à recourir à leur imagination, cadrée toutefois par l’étude des gammes et des harmonies. «Je dis toujours à mes élèves de jouer ce qu’ils chantent dans leur tête», explique Bänz Oester, contrebassiste enseignant à la Haute Ecole de Musique de Lausanne — HEMU. Selon lui, une improvisation s’avère réussie lorsqu’elle dégage du naturel et de l’honnêteté. «Dans une jam session (événement auquel se joignent différents musiciens pour improviser, ndlr), il y a toujours le risque de faire une erreur, mais c’est aussi l’opportunité de créer quelque chose de nouveau. Une fausse note peut être transformée en or par un autre musicien et changer complètement la direction du morceau. C’est là que réside la magie de l’improvisation.»
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PORTRAIT

«Je suis à nu quand j’entre sur scène»

Au premier abord, Marion Chabloz, 26 ans, semble timide. Pourtant, cette étudiante en théâtre brûle les planches. Elle a déjà raflé plusieurs bourses et prix d’encouragement pour son audace.

Tout a débuté sur les bancs de l’école: un jour, Marion Chabloz est encouragée à essayer le théâtre par sa maîtresse, impressionnée par la scène qu’elle venait de jouer en classe. «On devait s’inspirer d’un livre qu’on avait lu, c’était l’histoire d’un chat…», se remémore la jeune femme en souriant. Une année plus tard, elle commence des cours d’improvisation à Cossonay. Une passion pour la scène qui ne l’a plus quittée depuis.

A son arrivée au gymnase, elle remarque qu’aucun cours d’improvisation n’y est donné. Elle fonde alors sa propre équipe de match. Elle souhaite ensuite entreprendre des études de théâtre. Mais ses parents, tous deux enseignants, préfèrent qu’elle ait un «vrai métier». Marion Chabloz suit alors sa grande sœur à la Haute école pédagogique de Lausanne, tout en fondant en parallèle avec ses amis «Une Equipe de Basket», clin d’œil rebelle au standard du match d’impro, inspiré du hockey. «Je dois beaucoup à mes amis, confie-t-elle. D’ailleurs, l’esprit d’équipe reste essentiel pour moi. Je suis à nu quand j’entre sur scène, alors je dois pouvoir leur faire confiance.»

Son diplôme d’enseignante en poche, Marion poursuit enfin son rêve. Elle intègre la Manufacture en 2013 et réalise un parcours brillant, remportant deux fois de suite le prix d’études de la Fondation Migros Pour-cent culturel, suivi d’un prix d’encouragement en 2015. «C’était un soulagement vis-à-vis de ma famille. Cette reconnaissance m’a permis de me sentir plus légitime et indépendante.» Aujourd’hui, la jeune Vaudoise prépare les examens finaux d’un cursus intensif. «C’est émotionnellement très exigeant, car je suis moi-même le sujet de mes études. Ce sont ma voix et mon corps que je développe au quotidien.»

Depuis quelques années, Marion s’est éloignée du match au profit de concepts plus élaborés, comme la Comédie musicale improvisée. «Je m’intéresse aujourd’hui davantage à développer de réelles histoires. Je trouve que le format court du match repose trop sur la vanne facile.» Pour la suite, son cœur balance entre le théâtre et l’impro. «J’aimerais idéalement poursuivre les deux, car j’aime aussi le théâtre, un art où je peux utiliser l’improvisation pour entrer dans mes personnages.»
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 11).

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