Si Fukuyama décrétait en 1992 la fin de l’Histoire, c’est aujourd’hui Michael Crichton qui prophétise la fin des histoires. Dans un texte publié dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung, l’auteur de «Jurassic Park» et de la série «Urgences» devient narratologue. Il y annonce le crépuscule des histoires et notre entrée dans une ère nouvelle du récit.
Avant Crichton, des auteurs comme Walter Benjamin, Roland Barthes, Jean-François Lyotard ou Gilles Deleuze avaient déjà pris la mesure des mutations subies par les récits en tous genres: récit littéraire, cinéma, théâtre, feuilleton télévisé, documentaire, œuvre musicale… Grâce à de tels penseurs, nous avons observé un lecteur, un auditeur, un spectateur devenant au fil du 20e siècle de plus en plus «actif» pour se muer, dans la société du zapping, en véritable auto-créateur de son propre spectacle.
Successeur de la linéarité classique, le zapping est la nouvelle structure mentale de notre époque. Il met en scène non plus une succession de séquences temporelles avec un avant et un après mais une succession d’informations non liées. «Il est libertaire et désinvolte. Il est la mobilité de l’esprit, favorisant de nouveaux modes de pensée et de sensibilité», prétendent ses laudateurs. Ses détracteurs l’identifient à l’esquive du tétéspectateur devant la publicité et à un papillonnage de l’esprit.
Et si le zapping était le symbole de la liberté d’esprit du téléspectateur-objet qui tente d’échapper à sa condition, télécommande en mains?
Dans son texte «Cours, lecteur, cours!», Crichton retrace toute l’histoire de la narration; de la tradition orale, de l’Odyssée aux bardes en passant par l’arrivée de l’imprimerie et des romans-reportages à la Dickens et à la Zola pour aboutir aux nouvelles technologies du 20e siècle.
«Comme l’histoire imprimée ôte au conteur tout pouvoir sur la vitesse de narration, de même sont à l’œuvre actuellement des techniques qui remettent le contrôle des narrations visuelles dans les mains du spectateur. Le premier et le plus simple de ces mécanismes de contrôle est la possibilité de faire avancer un film plus rapidement», constate-t-il.
Les répercussions sont flagrantes: les histoires se raccourcissent, se simplifient, font appel à des effets de plus en plus exagérés grâce à la manipulation possible des images et conduisent à une impatience grandissante du spectateur.
Sur quoi cela débouchera-t-il? La réponse de Crichton: «Je présage que nous sommes au début d’un nouvel art de raconter, d’une forme qui se différencie fondamentalement de tout ce que nous avons connu jusqu’ici.» Et de constater que lorsque l’histoire devenait ennuyeuse, autrefois, on tuait le conteur. Aujourd’hui, on le punit en zappant.
Plus les médias sont nouveaux, plus la réaction est rapide et ainsi le public détermine d’autant plus le rythme des histoires. Enfin, sa conclusion: «Je ne suis pas tout à fait sûr de la manière dont les choses vont continuer. Mais j’ai la forte présomption que le spectateur, une fois qu’il aura pris le contrôle, ne le rendra plus jamais.»
Dès lors, la question cruciale pour tout créateur devient «Comment tenir en haleine un public impatient et à même de zapper à tout moment?» La réponse de la Galerie Digitapolis du musée des sciences de Londres est tout à fait dans la tendance crichtonienne. Plus question de raconter une histoire au visiteur. Celui-ci deviendra lui-même une œuvre d’art. Des caméras le filment pendant ses déambulations dans le musée. A la fin de la visite, on lui confie une adresse Internet personnelle sur laquelle il peut découvrir des pages consacrées à sa gloire.
La nouvelle ère annoncée par Crichton serait-elle celle de l’égotisme? Déjà Alain Touraine, pour ne citer que lui, annonçait: «Depuis qu’il n’y a plus de grand récit collectif et émancipateur, la grande affaire c’est de faire de sa vie personnelle un récit, une histoire de vie.»
Ici s’achève l’histoire de l’histoire de la fin des histoires. En effet, la structure très classique du texte de Crichton n’incorpore pas les éléments de la thèse qu’il défend. Quant au récit que j’en ai fait, sa construction n’a rien de très révolutionnaire; nous baignons toujours dans les histoires. Il était une fois un Américain nommé Crichton qui racontait que les histoires…
En revanche, la lecture que vous venez de faire conférera ou non de la pertinence aux prévisions de Crichton. Lecture classique, linéaire et intégrale ou lecture d’un nouveau type, avec recours intensif à l’ascenseur et aux liens hypertexte?