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Quand donner la vie devient une pratique à risques

Longtemps considérée comme un événement naturel, la grossesse s’assortit désormais d’une pléthore de tests et de recommandations. Une évolution qui s’explique par les progrès scientifiques, internet et le vieillissement des femmes enceintes.

Avaler de l’acide folique tous les matins, éviter les salades, le lait cru et les sushis, beaucoup bouger tout en renonçant aux mouvements brusques et, cela va de soi, proscrire la moindre goutte d’alcool. Etre enceinte au XXIe siècle, c’est avancer en terrain miné. A tel point qu’«actuellement, dans le jargon médical, une grossesse normale est appelée ‘à bas risque’», constate Heike Emery, responsable médias de la Fédération suisse des sages-femmes.

Comment le fait de porter un enfant, longtemps considéré comme le phénomène le plus naturel au monde, s’est-il mué en un événement à risques? Les observateurs s’accordent à dire qu’une des principales raisons de cette évolution est le développement des connaissances médicales. Qu’il s’agisse d’alcool (voir le «trois questions à» ci-dessous), d’alimentation — par exemple les recherches relatives à la listériose et à la toxoplasmose — ou de trisomie 21 (dépistage nettement amélioré), la science a fait des pas de géant ces dernières décennies.

Tout en saluant ces avancées, les sages-femmes regrettent néanmoins qu’elles aient entraîné dans leur sillage une «forte médicalisation de l’obstétrique», ainsi qu’un nombre de césariennes élevé en comparaison internationale (environ un accouchement sur trois est concerné en Suisse, ndlr). «Le suivi de grossesse est ponctué de nombreux contrôles et tests, commente Heike Emery. Dans l’attente du résultat, les femmes enceintes se retrouvent dans un état d’incertitude qui peut diminuer la confiance en leur propre corps, alors que la majorité d’entre elles sont en bonne santé.»

Limiter les risques grâce à la science

Médecin-chef du Service d’obstétrique des HUG, Olivier Irion nuance: «La grossesse fait bien évidemment partie de la nature. Tout comme les tremblements de terre, d’ailleurs. Mais si l’on s’abstenait d’intervenir, on se retrouverait dans la même situation que celle observée dans certains pays en développement, où le taux de complications liées à la natalité est très élevé. Je pense qu’il faut aller le plus loin possible dans le respect de la nature, puis intervenir — de façon la plus minimale possible — pour remettre les choses dans le droit chemin.»

Contournant ces dissensions, le sociologue et professeur à la HESAV — Haute école de santé Vaud — Raphaël Hammer souligne que «la connaissance accrue des dangers liés à la grossesse ne s’oppose pas directement à son caractère naturel. De tout temps et dans toutes les sociétés, on a édicté des règles pour éviter les complications et les malformations. La nouveauté, c’est qu’on pense en termes de «risques» et qu’on compte sur la science pour les limiter.»

Une volonté de contrôle accrue

Une notion sur laquelle se rejoignent aussi bien la sage-femme et l’obstétricien que le sociologue, c’est celle que les futurs parents évoluent dans un contexte de volonté de contrôle accrue. A l’heure où mettre au monde son premier (et parfois seul) enfant après ses 40 ans ne fait plus figure d’exception, ce constat n’étonne pas. Elle est bien loin, l’époque où les couples considéraient comme normal de perdre un, voire deux fœtus.

Professeure à la Haute école de Santé Genève — HEdS-GE, Marie-Julia Guittier constate elle aussi que le besoin de contrôle des parents est globalement à la hausse. Certes, «il faut faire attention de ne pas généraliser ce phénomène, car il dépend de la personnalité des parents et de leur culture». Reste que de nombreuses pratiques, telles que l’établissement d’un plan de naissance — «très à la mode à l’heure actuelle» –, vont dans ce sens.

Or plus précises sont les projections des parents sur l’accouchement et la parentalité, plus grand est le risque de déception en cas d’imprévu. «Une des recherches auxquelles j’ai participé a montré qu’un mois après avoir subi une césarienne en urgence, la moitié des femmes interrogées était assaillie par des regrets et un sentiment d’échec en partie lié à la perte de contrôle», rapporte la sage-femme et auteure de plusieurs recherches sur le vécu de la grossesse et de l’accouchement.

Les médecins sous surveillance

Olivier Irion avance un autre élément expliquant la prudence accrue dont la grossesse fait l’objet: la judiciarisation de la médecine. «Il y a trente ans, en cas de complications liées à une grossesse, le praticien était rarement remis en cause. Aujourd’hui, nous sommes beaucoup plus observés. Aux Etats-Unis, il y a une réelle tendance à la «médecine défensive» pour éviter d’éventuelles poursuites.» Si la situation est moins flagrante en Suisse, le spécialiste des HUG cite l’exemple des accouchements de fœtus se présentant par le siège par les voies naturelles, auxquels de nombreux hôpitaux ont renoncé.

Du côté des parents, l’accès à l’information facilité par les nouvelles technologies ne fait que renforcer la perception des risques, voire l’anxiété. «La quantité d’informations circulant sur le web, notamment via des forums, est telle que les gens s’y perdent, rapporte Heike Emery. Il m’est déjà arrivé de recommander à des femmes enceintes de laisser tomber internet et de se contenter d’un livre et d’une ou deux personnes de référence.»

Dans ce contexte de vigilance exacerbée dès les premiers stades de la grossesse, ne risque-t-on pas de mettre au monde une génération d’enfants surprotégés? Raphaël Hammer relativise: «Si les couples sont très orientés sur la maîtrise des risques avant la naissance déjà, on peut supposer que cela reflète chez certains une tendance préexistante. Ce qui veut dire qu’ils auraient probablement été assez anxieux face à l’éducation.» En revanche, «un aspect qui peut poser problème lors d’un processus de détection accrue des risques, c’est qu’il n’y a ensuite pas toujours une solution qui fait consensus», avertit le sociologue. Et de prendre le cas de la trisomie 21: dans l’éventualité d’un résultat «positif» au test diagnostique, «tout ce que la médecine peut offrir, à part ne rien faire, c’est l’interruption de grossesse».
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TROIS QUESTIONS A

Alors que la consommation d’alcool durant la grossesse est l’un des risques les plus médiatisés, un grand flou règne encore autour de cette problématique. Le point avec Yvonne Meyer, sage-femme, professeure à la HESAV et coauteure (avec Raphaël Hammer) d’une étude qualitative intitulée «Le risque lié à l’alcool durant la grossesse: gestion au sein du couple et enjeux professionnels».

Quelles sont les connaissances scientifiques actuelles en matière de grossesse et d’alcool?
Depuis la fin des années 1960, il est prouvé scientifiquement qu’une importante consommation d’alcool durant la grossesse — une dose par jour ou plus — peut engendrer un FAS (fetal alcohol syndrome), qui se traduit chez l’enfant par un retard de croissance, une dysmorphie faciale et une arriération mentale. La question des conséquences précises de la consommation modérée (maximum quatre doses par semaine) à faible (une ou deux doses par mois) d’alcool par la femme enceinte est plus délicate: même les études les plus récentes se contredisent. Selon Addiction Suisse, environ 1% des naissances dans notre pays seraient concernées par l’ETCAF (l’ensemble des troubles causés par l’alcoolisation fœtale, qui prend en compte aussi bien les FAS que les autres troubles possibles, tels que le manque de concentration ou l’hyperactivité). Quant aux seuls FAS, ils toucheraient un bébé sur 1’000. Mais de nombreux spécialistes pensent que ces pourcentages sont sous-estimés.

Quelles sont les recommandations en Suisse et comment sont-elles suivies?
Se basant sur le principe de précaution, l’Office fédéral de la santé publique recommande de s’abstenir totalement de boire de l’alcool durant la grossesse. Malgré cela, environ 30 à 40% des femmes interrogées dans le cadre de notre étude ont indiqué en avoir consommé, et ce à des degrés très variables. On ne peut pas non plus exclure que parmi les 60 à 70% restants figurent des femmes ayant bu un ou deux verres durant leur grossesse et associant cette consommation à de l’abstinence.

Quels sont, à votre avis, les résultats les plus marquants de votre étude?
D’une part, nous avons constaté que si la majorité des futurs parents sont conscients des risques liés à l’alcool et optent pour le principe de précaution, cette attitude se base souvent sur la notion assez vague que «c’est mauvais pour le bébé» plutôt que sur des savoirs scientifiques. De nombreuses personnes ne connaissent pas la notion de «verre standard», pensent qu’il ne faut faire attention qu’au premier trimestre ou encore que boire en mangeant est moins grave. Nous avons par ailleurs observé que ce sont essentiellement les femmes qui portent le changement de comportement face à l’alcool, et que ce dernier fait rarement l’objet d’une vraie discussion au sein du couple.
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 11).

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