LATITUDES

Le double visage du risque

Très ambivalent, le concept de risque est intrinsèquement lié à l’avènement de la société moderne, dont il permet aussi la critique. Historique risqué, entre catastrophe globale et invention de soi.

D’un côté, il y a René Char: «Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque.» De l’autre, le risque d’attentat terroriste, d’accident nucléaire, de cancer. Et une prolifération de discours sécuritaires ou, au contraire, promettant des pratiques «sans risque». Entre les «prises de risque» entrepreneuriales, nécessaires à l’innovation, et les menaces de catastrophe que font peser sur nous les technologies modernes, il semble y avoir un abîme. Pourquoi sommes-nous schizophrènes face au risque?

Pour mieux comprendre, remontons aux origines du mot. Le risque n’existe pas en soi, mais dans la «perception par une personne, un groupe ou une société d’un danger non encore réalisé», résume l’anthropologue française Sandrine Revet. Les êtres humains — qui, en naissant, s’exposent au «risque» de mourir — ont toujours évalué les dangers auxquels ils étaient confrontés. Mais le concept est intimement lié à l’apparition de l’assurance au XVIe siècle. Il aurait son origine dans le mot latin resecum, «ce qui coupe», désignant les récifs sur lesquels les bateaux marchands pouvaient s’accidenter, mettant en danger leur cargaison. Les premiers contrats d’assurance ont ainsi été signés par des marins voulant se prémunir contre ces aléas — qu’ils ne pouvaient cependant renoncer à affronter.

Car on n’a rien sans rien. Là réside l’ambivalence, «consubstantielle à la notion de risque, qui décrit un rapport entre les coûts et les bénéfices, selon l’historien David Niget, qui a codirigé l’ouvrage Pour une histoire du risque. Le risque est à la fois nécessaire à la conduite d’une action — donc valorisé — et menaçant, devant faire l’objet de calculs et de techniques visant à le réduire.»

L’outil principal de ces calculs, les probabilités, naît au XVIIe siècle et deviendra central dans la pratique de l’assurance. Car le risque est un cousin très éloigné de l’incertitude: il n’existe que s’il est connu. Ce qui a des effets étranges: «L’expertise et la médiatisation construisent un risque comme inacceptable, tandis que d’autres sont pris tous les jours, sans que cela pose problème, remarque Sandrine Revet, qui a étudié des populations vivant en zones de catastrophes. Plus on a de capacités à réduire certains risques, plus on va mettre l’accent sur ceux-ci — et donc les grossir.» Pour Mathilde Bourrier, sociologue à l’Université de Genève, il s’agit là du «mouvement boomerang de la science: puisqu’on connaît de plus en plus de choses, pourquoi ne pas les utiliser pour se protéger? C’est sans fin.» D’où la persistance de l’utopie du «risque zéro», qui, sourit cette spécialiste des organisations à risques, «représente toujours cette sorte de promesse qui fait avancer la science».

Une promesse très paradoxale: l’avènement de la société moderne, qui a fait naître les notions de risque et de compensation, a aussi vu l’homme créer de nouveaux dangers qui ont atteint un point de bascule au XXe siècle: d’Hiroshima au réchauffement climatique, il apparaît clairement que l’humanité court le risque de détruire elle-même les conditions de son existence sur Terre. Ou pour le dire comme Dominique Bourg, professeur à l’Université de Lausanne et codirecteur de l’ouvrage Du risque à la menace: «Cette modernité qui nous extrayait des vicissitudes du passé a des effets qui remettent en cause ses gains, et donc notre pronostic vital!» Problème: certains de ces effets se produisent avec un décalage temporel important. Ces risques à long terme ont ainsi donné naissance au principe de précaution, principalement dans la santé et l’environnement: dans le doute, mieux vaut agir, avant qu’il ne soit trop tard.

D’aucuns ont avancé que ce changement de paradigme entraînerait une prise de conscience. En 1986, l’année de l’accident de Tchernobyl, le sociologue allemand Ulrich Beck a publié un essai retentissant, La société du risque, faisant notamment état de la fin de la confiance dans le progrès technologique et appelant à une «modernité réflexive». Depuis, cette idée de réflexivité tardive a été critiquée: pour l’historien Jean-Baptiste Fressoz, de nombreux exemples montrent que des choix risqués et polluants bien antérieurs ont été faits en toute connaissance de cause, tels ceux, au XIXe siècle, d’installer l’éclairage à gaz dans les villes ou de privilégier le charbon à l’énergie hydraulique.

C’est que le risque, sans cesse renégocié, est, comme tout objet de connaissance, un instrument de pouvoir. Pour David Niget, il est avant tout un «discours, qui construit une légitimation implicite des choix politiques: l’idée que l’homme, qui modifie durablement son environnement naturel et social, doit en assumer les contreparties malfaisantes au nom du «progrès». L’histoire regorge de controverses, du réchauffement climatique à la vaccination, des pollutions industrielles à la délinquance juvénile, qui montrent que les risques n’ont jamais été ignorés, mais bien souvent arbitrés dans le sens des puissants.»

Le risque s’est néanmoins imposé, dans nos sociétés, comme grille de lecture à de nombreux niveaux. Ainsi de l’espérance de vie: «Aujourd’hui, analyse Dominique Bourg, quand vous naissez dans un pays occidental, vous avez l’assurance de vivre plus ou moins jusqu’à 75-80 ans; vous avez en quelque sorte droit à ce capital.» Ce qui nous empêche d’en jouir est donc considéré comme un «risque» intolérable et, forcément, imputable à l’incurie de certains… C’est ainsi que le discours sur le risque entraîne la recherche permanente des responsables d’un malheur, et, partant, la judiciarisation «à l’américaine» de la société, toujours dans cette idée de compensation. Pour citer François Ewald, auteur de L’Etat-providence, nous sommes devenus «des risques les uns pour les autres.»

Faut-il alors en finir avec le risque? Peut-être, à moins qu’il ne contienne en lui-même les ingrédients pour sortir de la paralysie sécuritaire face à tant de dangers potentiels. Pour Anne Dufourmantelle, auteure d’un Eloge du risque, l’inverse du risque, c’est la pulsion de mort freudienne: «Revenir toujours au même, par sécurité, pour refermer un champ, pour établir un pouvoir… Pour déjouer cet ordre de répétition, il faut s’exposer à souffrir, mais aussi à la joie et à la jouissance.» Risquer d’inventer sa vie, c’est surmonter la terreur, existentielle comme nucléaire. Revoici René Char: «Emerge autant que possible à ta propre surface. Que le risque soit ta clarté.»
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 11).

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