TECHNOPHILE

Impossible Project, ou la deuxième vie du Polaroid à l’ère du numérique

Une équipe de passionnés européens vient de faire aboutir son rêve: recréer des pellicules adaptées aux anciens Polaroid et donner naissance à un appareil combinant le meilleur de la technologie argentique et numérique.

«N’entreprenez pas un projet sauf s’il est manifestement important et quasiment impossible.» Cette injonction d’Edwin Land, l’homme à l’origine de Polaroid, a été prise au mot par les fondateurs de la start-up Impossible Project. Leur ambition? Faire perdurer les légendaires appareils de photographies instantanées en reproduisant des pellicules qui leur sont adaptées. Cette folle initiative voit le jour sur les cendres de Polaroid, créé aux Etats-Unis en 1937 et qui a connu son apogée dans les années 1970. Durant les années fastes, plus d’un milliard d’images instantanées étaient capturées annuellement par ses appareils. Mais la société américaine ne sait s’adapter à la révolution numérique qui bouleverse le monde de la photographie. Elle croule bientôt sous les dettes et subit en 2001 la première de deux faillites qui lui seront fatales. La dernière usine Polaroid, située à Enschende aux Pays-Bas, met la clé sous la porte en 2008.

Ou presque, car c’était compter sans The Impossible Project dont l’épopée commence au sein même de cette fabrique. En effet, lorsque Florian «Doc» Kaps apprend sa fermeture, il s’empresse de rassembler 180’000 euros afin de racheter le bail du bâtiment ainsi que les équipements qu’il contient. Et pour un million supplémentaire, le jeune Autrichien acquiert les derniers stocks de bobines Polaroid. «J’étais persuadé que la photographie instantanée avait un avenir, confie ce passionné de l’argentique. Dans un monde dominé par le numérique, l’expérience sensuelle que procure une image matérielle prend de plus en plus de valeur. Et puis, je suis avant tout amoureux des techniques et de l’esthétique de l’analogique. La magie Polaroid s’est emparée de moi depuis que j’ai eu mon premier SX-70 entre les mains.»

Avant de se lancer dans l’aventure de Impossible Project, Florian Kaps travaillait pour une compagnie viennoise commercialisant de vieux appareils photographiques soviétiques. Il dédiait par ailleurs son temps libre à la rénovation d’anciens Polaroid et à la vente de certains films qui n’étaient plus commercialisés par l’entreprise sur le déclin.

L’impossible devient réalité

«La pellicule analogique pour photographies instantanées revêt une complexité inouïe, lance Stephen Herchen, directeur technique actuel du projet et fort d’une carrière de trente ans chez Polaroid. Je pense même qu’il s’agit du produit chimique le plus complexe jamais fabriqué par l’homme.» Les interactions chimiques entre les divers liquides, les négatifs, les colorants ou encore les supports employés lors de la création de ces fines surfaces translucides se déclinent en effet à l’infini et sont souvent imprévisibles. Il suffit d’une infime modification pour que l’entier du procédé soit remis en question.

Les cinq ingénieurs de Impossible Project se trouvent donc au-devant de grandes difficultés lorsqu’ils entament leurs recherches pour dénicher la formule capable de reproduire des bobines conformes aux appareils Polaroid. «La plupart des substances chimiques utilisées par Polaroid n’existaient plus sur le marché, rapporte Stephen Herchen. Pour beaucoup d’observateurs, notre initiative semblait vouée à l’échec.» Machines détériorées, fournisseurs en banqueroute, normes écologiques plus sévères: à la fin des années 2000, il était tout simplement devenu impossible de produire des pellicules Polaroid selon les méthodes habituelles. Et pendant ce temps, le japonais Fujifilm confortait sa position de leader sur le marché des photographies instantanées, avec ses caméras Instax destinées aux amateurs et ses packs professionnels, les FP.

200 millions d’appareils sauvés

Mais l’équipe de Impossible Project s’entête: «Nous n’avons jamais perdu la foi en ce que nous faisions, raconte Florian Kaps. Il est vrai que nos nerfs ont été régulièrement mis à rude épreuve.» Pourtant, grâce à un savant processus de rétro-ingénierie, l’impossible devient progressivement réalité. «Trouver des synthèses chimiques inédites et des matériaux qui s’adaptaient aux particularités des nouveaux supports a constitué un défi majeur, souligne Stephen Herchen. Mais cette complexité est ludique et rend les moindres avancées gratifiantes.» Les premières pellicules labellisées Impossible Project sont commercialisées en 2010. Elles demeurent cependant expérimentales: leur développement prenait plus d’une heure et la qualité de l’image était très aléatoire. L’entreprise avait besoin d’un coup de pouce… qui prend la forme de millions d’euros, pratiquement tombés du ciel.

Avant de rejoindre Impossible Project, dont il a pris la tête l’an dernier, Oskar Smolokowski, né à Varsovie, étudiait à l’Imperial College de Londres et suivait de près le projet néerlandais. Oskar Smolokowski rencontre Florian Kaps en 2012. «Il était convaincu par le potentiel de nos activités, relate ce dernier. Et il a donc persuadé son père d’y investir une part de sa fortune.»

En 2015, The Impossible Project a vendu plus d’un million de bobines couleurs et noir & blanc en plus d’être devenue la seule société qui fournit des films au format original pour les appareils Polaroid. Elle a ainsi sauvé plus de 200 millions d’appareils d’une obsolescence qui semblait inéluctable. Une odyssée technique saluée par les professionnels: «C’est fort ce qu’ils ont fait, s’enthousiasme le photographe Anoush Abrar, qui enseigne les technologies de la photographie à l’Ecole cantonale d’art de Lausanne (ECAL). Je suis particulièrement impressionné par les pellicules pour grands formats. Les rendus sont magnifiques.»

Quand l’argentique s’unit au Bluetooth

Depuis ses débuts, l’entreprise néerlandaise vend de vieux appareils Polaroid après les avoir remis à neuf. Mais un autre défi se nichait dans un coin de la tête de Florian Kaps: «Peu après avoir entrepris la production de pellicules, il est vite apparu qu’il fallait réfléchir à une nouvelle génération d’appareils argentiques pour instantanés. Nous souhaitions créer un modèle destiné aux jeunes photographes qui ont grandi avec le numérique et qui découvrent aujourd’hui la magie de l’argentique.» Une unité de recherches est formée et leurs expérimentations débouchent sur l’Instant Lab 1.0, capable de transformer une image prise avec un smartphone en petit Polaroid. Mais l’étendard de Impossible Project est sorti au printemps dernier. Baptisé I-1, l’appareil maison offre design épuré, aura vintage et forme pyramidale. «Il est bien conçu et très beau, commente Anoush Abrar. Le flash annulaire en LED est par exemple un atout considérable sachant que celui des anciens Polaroid était de très mauvaise qualité.» Autre point fort de l’I-1, une application smartphone qui donne accès à divers réglages et permet de prendre ses instantanés à distance via une connexion Bluetooth.

Que raconte ce doux mélange sur la photographie actuelle? «Le numérique a dématérialisé la photographie, qui ne vaut aujourd’hui plus rien, estime Jean-Marc Yersin, directeur du Musée de l’appareil photographique de Vevey (Suisse). Je crois que cette masse d’images générées gratuitement crée un malaise. A contrario, les instantanés analogiques sont tangibles, réels. Ils revêtent une tout autre valeur, autant matérielle que symbolique. Ces photographies possèdent également un intérêt mémoriel: on pourra les retrouver dans 50 ans dans une boîte en carton, ce qui n’est pas le cas des innombrables images que recèlent nos disques durs.» Plus qu’une nostalgie du passé, ces appareils expriment la redécouverte de fondamentaux que l’on injecte dans le présent. Prendre le temps d’acheter des pellicules, s’étonner de l’imprévisible image que l’on voit se développer dans le creux de sa main, apprécier les ratés et offrir en cadeau un carré coloré, autant de petits bonheurs qu’on ne saurait qualifier de rétro. Florian Kaps acquiesce: «Ce qui se passe actuellement avec les technologies de l’analogique n’est pas dû à une volonté d’imiter le passé. Il s’agit de technologies qui sont améliorées grâce aux dernières innovations techniques. Une nouvelle génération de photographes y trouvent une esthétique et des sensations que le numérique n’offre pas.»
_______

LE RENOUVEAU DE LA PHOTOGRAPHIE INSTANTANÉE

1948
Le Polaroid Land Camera Model 95, premier appareil photo instantané, est commercialisé.

Années 1970
Un milliard de photos sont prises chaque année avec des Polaroid, le SX-70 en particulier.

1976
Kodak lance un appareil photo instantané inspiré de Polaroid. Des poursuites judiciaires s’ensuivent.

1981
Fujifilm sort sa propre gamme d’appareils instantanés.

1986
Polaroid gagne le procès contre Kodak, mais laisse Fujifilm poursuivre sa production en échange de son expertise en bandes magnétiques.

2001
Polaroid déclare sa première faillite.

2005
L’entrepreneur autrichien Florian Kaps propose à Polaroid un plan marketing numérique, en vain.

2008
Florian Kaps rachète la dernière usine Polaroid sur le point de fermer et fonde The Impossible Project.

2010
The Impossible Project crée ses premiers films grâce à la rétro-ingénierie, avec une qualité limitée.

2012
Oskar Smolokowski, né à Varsovie, convainc son père d’investir 2 millions d’euros dans la société, dont il deviendra CEO.

2015
Fujifilm vend 5 millions d’appareils Instax, contre 1 million entre 1998 et 2001 suite au lancement de la gamme.

2016
The Impossible Project dévoile un appareil de forme pyramidale au style rétro: le I-1. Il peut être contrôlé à distance via un smartphone.
_______

TROIS CONCEPTS À RETENIR

Innovation de rupture
Un produit ou service si innovant qu’il supplante des technologies établies et modifie les modes de consommation. La photographie numérique en est le parfait exemple.

Rétro-ingénierie
La reproduction d’un produit après avoir étudié sa fabrication et son fonctionnement. The Impossible Project a extrait des informations d’anciens appareils et films Polaroid pour concevoir les siens.

Upcycling
La transformation de matériaux usagés en nouveaux produits de qualité supérieure. The Impossible Project réutilise d’anciens films et équipements de Polaroid pour créer des appareils instantanés contrôlables depuis un smartphone.
_______

Une version de cet article est parue dans le magazine Technologist (no 10).

Pour souscrire un abonnement à Technologist au prix de CHF 45.- (42 euros) pour 8 numéros, rendez-vous sur technologist.eu.