LATITUDES

L’art des bonnes manières survit à Villa Pierrefeu

Sur les hauts de Glion se trouve la dernière école romande à enseigner les règles de savoir-vivre. A sa tête, Viviane et Philippe Neri livrent quelques secrets de leur art délicat. Visite d’un lieu exclusif, mais pas snob.

Quelle argenterie sortir pour l’heure du thé? Comment garder une distance professionnelle avec ses domestiques? Est-il poli, ou impoli, de dire «bon appétit» au début d’un repas? Ces connaissances, aussi surannées que parfois nécessaires, s’enseignent encore à lcialis price in lebanon, la dernière «finishing school» du pays. Juchée sur les hauteurs de Montreux, à Glion (VD), cette école de bonnes manières pour jeunes filles est devenue, à force de survivre, la référence mondiale de l’étiquette.

Viviane Neri, actuelle tenancière des lieux, reste discrète sur l’identité de ses étudiantes. «Je ne peux divulguer de noms, s’excuse-t-elle. Ce que je peux vous dire, c’est qu’ici nous ne faisons guère de différences entre une princesse ou une fille de ministre. Les élèves s’appellent par leur prénom, ce qu’elles apprécient généralement beaucoup.» La formation d’une semaine, hébergement non compris, coûte environ 5’600 francs. Le bâtiment principal de l’école est composé d’un chalet art nouveau sans fioritures. Quelques chambres à coucher destinées aux étudiantes se trouvent à l’étage. Carnotzet et cuisines se situent au rez inférieur, «en vue des ateliers pratiques».

Accompagnée de son fils Philippe, directeur de l’institut, Viviane Neri fait servir le thé dans le grand salon. Assise droite comme un piquet sur un siège en tissu ancien, elle raconte son parcours, ses origines zurichoises, son passage en Angleterre puis aux Etats-Unis, ses études d’histoire latino-américaine. Sa permanente impeccable s’allie à merveille aux grosses perles qu’elle porte au ras du cou. L’atmosphère est presque réconfortante. En arrière-plan, le Léman affronte les Alpes dans l’une des vues les plus spectaculaires du monde.

La bible de l’étiquette

Mais la magie du décor est loin d’être l’unique force de Villa Pierrefeu. Là-haut, dans cette Suisse féerique, étiquette et protocole sont enseignés depuis désormais trois générations. Une affaire familiale qui fait de Glion l’autorité ultime des codes de bienséance.

Chaque année, six fascicules de cours scrupuleusement mis à jour par les enseignants de Villa Pierrefeu sont distribués aux étudiantes. Tout y est. Le nez qu’il ne faut pas moucher au Japon, alors qu’il est impoli de renifler en Europe, les histoires de couteau pour la salade, de fourchette pour la glace, de lait qui précède le thé ou qui lui succède, les manières de dresser une table, à la française, à l’anglaise ou à l’américaine… Les polycopiés de cours de Villa Pierrefeu constituent une véritable bible de l’étiquette internationale.

«Certaines modes changent très vite, ajoute Viviane Neri avec sérieux. En Italie par exemple, les spaghettis se dégustent à nouveau uniquement avec la fourchette, sans la cuillère, peu à peu devenue l’ustensile pour touristes. Il y a quelques années, c’était le contraire. Utiliser les deux était la norme.»

Imprimés maison, ces ouvrages ne se trouvent chez aucun éditeur. «Nous ne souhaitons pas nécessairement diffuser le business model», commente Philippe Neri, qui travailla précédemment dans le monde de la finance. Les programmes contiennent plusieurs variantes et sont rythmés par des examens théoriques et pratiques qui ne sont pas à prendre à la légère. On y trouve des cours allant du «small talk» aux tabous culturels posés par certains mets et boissons.

Une faute de goût princier

«La plupart de nos étudiantes ont des masters», souligne Philippe Neri, qui utilisera le terme de «powerwomen» pour décrire sa clientèle type. «Ce sont des femmes ambitieuses qui veulent réussir.» Nous sommes loin de la potiche aux mauvaises notes qui vient apprendre la couture. «Quoique, ajoute Viviane Neri, certaines étudiantes ne savent plus coudre un bouton, ce qui devient problématique.»

Fraîchement diplômée de la Harvard Business School, c’est à Villa Pierrefeu qu’Aurora* décide de passer une partie de son été. «Je ressentais un besoin immense de me recentrer sur la part féminine de mon être, explique-t-elle, de me reconnecter au Vieux Monde, passer du temps dans un climat sain et méditatif, sans hommes.»

Elle ne s’attendait pas à une charge de travail aussi importante. Mais à la sortie, cette fille d’oligarque russe est comblée. «J’ai adoré. La maîtrise de l’étiquette est indéniablement un moyen de s’épanouir et de se sentir plus libre.» Confirmant l’absence d’Européens de l’ouest à Villa Pierrefeu, elle pose un avis tranché sur la question: «Les ressortissants ouest-européens s’imaginent supérieurs, mais ne le sont pas. L’autre jour, j’étais assise à côté d’une princesse assez connue et elle ne savait absolument pas se tenir. Elle est partie aux toilettes en laissant sa serviette ouverte sur la table. Les gens ne savent plus que ce faisant, ils imposent aux convives le spectacle des reliquats qui peuvent y être collés. Les règles les plus basiques sont ignorées.»

Les best-sellers du savoir-vivre

Pourtant, il fut un temps où les normes du savoir-vivre importaient. Pensez aux «Usages du monde» de la baronne Staffe ou encore, outre-Atlantique, à «Etiquette» d’Emily Post. Ces ouvrages étaient littéralement dévorés par la société bourgeoise des XIXe et XXe siècles. De véritables best-sellers. C’est à la même époque, au tournant du XXe, que bon nombre de «finishing schools» émergent sur les bords du Léman.

Contrée sûre et centrale, à l’abri de la débauche des capitales, la Suisse romande possède tous les atouts nécessaires pour séduire l’élite du monde d’hier. En attendant l’heure fatale du mariage, c’est chez nous que les jeunes filles de bonne famille sont envoyées apprendre le français, l’arrangement floral, la peinture sur porcelaine, le piano, la comptabilité domestique, bref, tout ce dont elles pourraient avoir besoin pour briller aux côtés d’un époux que l’on espère aussi bien né que fortuné.

Femmes de maharajas, princesses et duchesses, comme Gayatri Devi, Irène de Grèce, Lady Diana et Camilla Parker Bowles, futures épouses du prince Charles, toutes sont passées par des «finishing» romandes. Même Carla Bruni a su profiter des derniers soupirs de l’enseignement de Château Mont-Choisi, fameuse «finishing» située dans la région lausannoise.

Maudit 68

Vint 1968 et l’émancipation des femmes, le «lundi noir» de l’industrie de l’étiquette. Broderie et bonnes manières sont flanquées par la fenêtre. Les femmes commencent à étudier, travailler, puis revendiquer les mêmes droits que le sexe fort. Plus besoin de savoir jouer au clavecin pour réussir sa vie. Dans les années 1990, la quasi-totalité des écoles de bonnes manières ferment boutique. En Suisse, c’est l’extinction générale. «La question de la succession a joué un grand rôle dans la disparition de ces écoles, souligne Philippe Neri, héritier unique de Villa Pierrefeu. La valeur de l’immobilier ayant passablement augmenté, je pense notamment à Beau-Cèdre (Clarens) ou au Mesnil (Montreux), les successeurs ont préféré vendre.»

«Non, nous ne sommes justement pas le village d’Astérix», rétorque Viviane Neri, qui parvint, malgré la disette des années 1990, à garder son business ouvert. «Nous avons survécu parce que nous étions moins snobs que les autres.» Alors que le Vieux Monde se désintéresse progressivement de l’étiquette et du protocole, Viviane Neri adapte sa stratégie. C’est en Amérique latine qu’elle part chercher sa clientèle de substitution. Les cours sont traduits en anglais et en espagnol, adaptés à un savoir-vivre de plus en plus international. Bien que peu fréquenté, Pierrefeu réussit, coûte que coûte, à garder son établissement ouvert.

La chute du Mur portera ses fruits. Depuis une dizaine d’années, Russes et Chinoises se rendent à Glion pour apprendre ce que leurs parents furent contraints d’oublier. A présent, Villa Pierrefeu prospère. Les listes d’attente s’allongent et une certaine paranoïa se fait même sentir. «Non, nous n’avons pas de concurrents directs, précise Viviane Neri. Que des indirects.»

Une copie chinoise

En 2013, Sara Jane Ho, fille d’un milliardaire chinois, se rend à Villa Pierrefeu pour suivre le cursus intégral. Six semaines de cours intensifs. Elle profite de ce séjour pour s’emparer du graal: les six polycopiés de cours de l’Institut Villa Pierrefeu. «Nos élèves signent un contrat de confidentialité. Visiblement, tout le monde ne le respecte pas», racontent amèrement les Neri.

En rentrant chez elle, Sara Jane Ho ouvre sa propre école à Pékin puis à Shanghai. Baptisé Institut Sarita, le succès est immédiat auprès de la haute société chinoise. Les Neri gardent leurs lèvres pincées. Le thé a refroidi. Voilà que ce savoir si soigneusement couvé pendant de longues années s’envole pour l’Asie. Décidément, les bonnes manières ne sont plus ce qu’elles étaient.

* Nom connu de la rédaction
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ENCADRE

Le «bon appétit» expliqué par Viviane Neri
En France, la tradition exigeait qu’un grand seigneur offrît, une fois par année, un bon repas à ses paysans. Ayant conscience que ces gens mangeaient mal le restant de l’année, il leur disait «bon appétit». Ainsi, en France, bon appétit ne se souhaite pas. Mais en Suisse, si vous ne dites pas bon appétit, 99% de la population vous prendra pour un mal élevé. La règle? Observer puis s’adapter. Si l’on vous dit «bon appétit», répondez «bon appétit». Il n’y a que le snob qui s’entoure de petits codes pour exclure les autres.

On peut (parfois) couper de la salade
«Certaines personnes ne coupent pas la salade avec le couteau, rappelle Viviane Neri. A l’origine, c’était pour éviter l’oxydation de la lame provoquée par le vinaigre. Mais ça fait maintenant 100 ans que les couteaux sont en acier inoxydable. Il convient donc de réfléchir avant d’entreprendre toute une gymnastique avec le pain, la fourchette, les petits tas. Il ne faut jamais devenir l’esclave de ces règles. Mais comprendre leurs origines afin de pouvoir librement choisir de les appliquer ou non.»
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Une version de cet article est parue dans le quotidien Le Temps.