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Le sommeil en souffrance

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Ce matin, Sabine* est agacée. Une fois encore, les restes de l’encas nocturne de sa fille jonchent la table de la cuisine. La mère accuse, la fille nie, le ton monte. Jusqu’au jour où la table se retrouve encombrée sans que Lucile* n’ait dormi à la maison… Le diagnostic est sans appel: Sabine est la grignoteuse et souffre de «trouble du comportement alimentaire nocturne», une forme de somnambulisme. «Ce type d’anecdotes est amusant, souligne Raphaël Heinzer, médecin-chef au Centre d’investigation et de recherche sur le sommeil du CHUV de Lausanne. Mais cette histoire, plutôt drôle, ne reflète pas la détresse de ceux qui dorment mal.»

Narcoleptiques qui «tombent» dans le sommeil n’importe où et n’importe quand, apnéiques, ronfleurs chroniques, insomniaques: le panel de ceux dont les nuits tournent au cauchemar est large. La salle d’attente de la consultation de l’équipe de Raphaël Heinzer ne désemplit pas. «Nous recevons des patients de tous âges et très différents: des enfants et des adolescents insomniaques, des personnes âgées accros aux somnifères ou encore des parents au sommeil perturbé après avoir été trop souvent réveillés par les cris de leurs enfants.» Manque de cohérence et de perception, perte de l’équilibre, somnolence diurne, fragilisation du système immunitaire, mauvaises humeurs et baisse de la concentration, les conséquences du manque de sommeil sont nombreuses.

La bonne nouvelle, c’est que si hier encore la médecine se focalisait sur l’éveil et négligeait le sommeil, depuis une vingtaine d’années, c’est tout le contraire: les nuits passionnent les chercheurs. «La recherche, en parallèle à des avancées technologiques, permet une analyse précise du sommeil et un diagnostic juste de ses troubles», remarque Olivier Contal, professeur ordinaire de la filière physiothérapie à HESAV Haute Ecole de Santé Vaud. Mais, «malgré notre niveau de connaissance, nous n’arrivons toujours pas à expliquer pourquoi nous devons dormir, précise Raphaël Heinzer. Même sans sommeil, nos organes continuent de fonctionner correctement. Seul le cerveau a besoin de se reposer pour se régénérer et faire le ménage.» Sans le «reset» cérébral quotidien exécuté pendant les phases de sommeil profond, les déchets métaboliques et les toxines s’accumuleraient dans le cerveau entraînant des troubles neurodégénératifs. Dormir consolide aussi notre mémoire et permet de sélectionner ce qui est important et chargé d’émotion. Pour Virginie Sterpenich, maître-assistante à la Faculté de médecine de l’Université de Genève, «on dort pour oublier et se souvenir».

La science ne peut malheureusement pas influer sur les modes de vie, en grande partie responsables des troubles du sommeil. Lorsque les mauvais dormeurs se qualifient d’insomniaques, en réalité, ils sont souvent simplement décalés dans leur rythme veille/sommeil. Victimes de désynchronisation à force de jouer au yoyo et de retarder leur heure de coucher, ils débordent d’énergie la nuit venue et s’endorment quand il faudrait se réveiller. «Dans ces cas, une resynchronisation des rythmes, le respect des règles d’hygiène du sommeil et la prise d’un peu de mélatonine – l’hormone du sommeil – peuvent suffire à retrouver un sommeil réparateur et de qualité», rassure Raphaël Heinzer.

Mais parfois, le trouble du sommeil est plus complexe et plus grave, comme dans le cas des apnées, ces arrêts involontaires de la respiration pendant le repos nocturne, qui touchent 50% des hommes et un quart des femmes de plus de 40 ans en Suisse1. En collaboration avec la Ligue pulmonaire genevoise, Olivier Contal mène un travail clinique qui se concentre sur les insuffisants respiratoires chroniques souffrant d’apnées. «Notre protocole débute par une polygraphie du sommeil faite en laboratoire ou à domicile. Cet examen nous permet de repérer les dysfonctionnements et d’y apporter une réponse adaptée.» Parfois, une meilleure hygiène de vie, une alimentation équilibrée, la perte de poids et un peu d’activité physique suffisent à retrouver un meilleur sommeil. «Mais certains patients ont besoin d’appareils pour supprimer leurs apnées et les aider à mieux respirer lorsqu’ils dorment.» Si les anciennes versions de ces instruments rebutaient les utilisateurs par leur taille, leur bruit et leur complexité, les plus modernes se font discrets, se glissent dans une valise et s’adaptent très précisément aux besoins de leurs usagers.

Frédéric Tür peut témoigner de ces progrès. Il y a dix ans encore, le sommeil de ce Genevois de 46 ans était entrecoupé de 560 apnées. Soit à peine plus d’une respiration par minute sur une nuit de huit heures. «Au réveil, je me sentais épuisé et je m’endormais tout le temps pendant la journée. Pour me rendre sur mon lieu de travail, à 1h30 de chez moi, il fallait que je fasse deux arrêts pour me reposer.» Aujourd’hui, Frédéric revit et dort enfin convenablement grâce à l’appareil qui lui insuffle de l’air dans les voies respiratoires supérieures et empêche leur obstruction.

Malgré ces progrès, il reste un constat: nous dormons une heure de moins par nuit aujourd’hui, qu’il y a 50 ans. «Nos emplois du temps débordent! Entre le tempo effréné de la semaine et les week-ends où l’on veille tard, on souffre d’une sorte de jetlag permanent et on met parfois plusieurs jours à s’en remettre. Nombreuses sont aussi les personnes qui restent trop tard devant leurs écrans ou se réveillent à n’importe quelle heure, dérangés par le bip de leur smartphone», note Virginie Sterpenich. Un problème particulièrement récurrent chez les adolescents qu’étudie la chercheuse. «L’idéal pour un ado serait de respecter la règle des 3 9: plus d’écrans après 9h, dormir 9h et pas d’école avant 9h.» Ce dernier paramètre s’explique par le décalage spontané des rythmes circadiens de l’adolescent. «Pendant cette période de grands chamboulements, un ado s’endort et se réveille naturellement plus tard. L’horaire scolaire correspond aux obligations des parents, mais n’est pas adapté aux rythmes biologiques des enfants ou des adolescents.»

Pour simplifier les soucis de sommeil et inverser le rapport au sommeil, pourquoi ne pas imaginer que l’état naturel de l’homme serait de dormir? Défendue par certains scientifiques, cette théorie fait sourire Raphaël Heinzer. «Un peu comme un lion ou une chauve-souris qui dort seize à vingt heures par jour, on se réveillerait juste pour se nourrir et se reproduire.» Reste que l’homme est un animal sociable, qui aime le contact humain et recherche les connexions sociales. Si la nuit porte conseil, l’aboutissement de grands projets se fait souvent le jour.
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ENCADRES

Dormir pour garder l’équilibre

Un mauvais sommeil peut aussi avoir des conséquences sur la motricité. Les explications de Francis Degache, professeur associé à HESAV.

Chez les patients atteints d’apnées du sommeil, une insuffisance respiratoire nocturne entraîne une mauvaise oxygénation des muscles pendant la nuit et réduit leurs capacités d’équilibre diurne. Chez les sportifs, l’exemple des ultratraileurs montre les effets de la privation de sommeil. Ceux du Tor des Géants, dans le Val d’Aoste, doivent parcourir 330 km en moins de 150 heures. «La plupart des coureurs bouclant l’épreuve ont des durées de sommeil variables, observe le professeur Francis Degache, qui travaille sur le lien entre activité physique et sommeil. Mais, de manière générale, ils dorment très peu, pas plus de trente minutes en moyenne, sur 75 heures de course, pour les vainqueurs. Le manque de sommeil, cumulé à un effort intense, entraîne une fatigue musculaire et des dégradations posturales. Dans la première moitié de la course, leur équilibre est affecté. Ils commencent aussi à manquer de cohérence et de perception. Après la mi-course, nous n’observons plus de dégradation. Le cerveau ordonne de protéger l’organisme et l’autorégule. Mais fréquents sont les coureurs qui ont des hallucinations et parlent aux arbres.»
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Des gadgets technologiques au service des dormeurs connectés

Un nouveau marché de rêve et un arsenal bluffant se trouvent aujourd’hui à la disposition des insomniaques. Tour d’horizon.

Proscrire les appareils électroniques des chambres à coucher figure en bonne place parmi les recommandations pour mieux dormir. Paradoxalement, une nouvelle gamme de gadgets technologiques se développe toujours davantage. Les marchands de sable connectés sont susceptibles d’aider à trouver le sommeil, à mieux dormir et à se réveiller.

En voici un petit florilège. Un bracelet traqueur d’activités diffuse une alarme par vibration qui indique qu’il est temps d’aller dormir. Un casque optimise le sommeil profond. Un kit antironflement induit un léger mouvement vertical sous la tête qui interrompt le phénomène. Un masque placé sur les yeux se mue en hypnotiseur en produisant des points phosphorescents. Les nuisances sonores disparaissent grâce à un neutralisateur de bruits. Placés sur le matelas, des capteurs analysent cycles de sommeil, rythme cardiaque, respirations, nombre de sorties du lit ou heures où l’on ne dort pas; quantification de soi oblige. A l’intérieur du matelas, des senseurs jouent les régulateurs de température ou se muent en détectives privés. En captant également les activités diurnes, ils détectent les éventuelles galipettes de votre partenaire. Enfin, un simulateur d’aube évite un réveil brutal en imitant le soleil avec une lumière progressive. Très évocatrices, voici quelques appellations de ces compagnons nocturnes: Dreem, Glo to sleep, Sleep Better, Snooz, Sleeptracker, Sleep Cycle, Mooring, Dodow, Sleep Time, Holî Sleep ou Withings Aura.

Casques, masques, oreillettes ou bracelets: pas très sexy, ce harnachement pour espérer rejoindre les bras de Morphée! Il est loin le temps où Marilyn Monroe confessait ne porter que quelques gouttes de Chanel N°5 en se glissant dans son lit. Mais quelle est l’efficacité de cet arsenal qui promet de meilleures nuits et des lendemains qui chantent? Les recherches qui explorent le sujet sont rares. Fruit de la collaboration entre la National Sleep Foundation et la Consumer Electronics Association, une étude américaine publiée fin 2015 constate que les «dormeurs connectés» ne dormiraient pas plus ni mieux que les dormeurs à l’ancienne.
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Collaboration: Geneviève Grimm Gobat

Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 12).

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