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Le village alémanique perdu en Suisse romande

Jaun est la seule commune germanophone de la Gruyère. Une singularité aujourd’hui menacée par le poids de ses voisins francophones et une démographie en baisse. Ses habitants résistent pourtant à la francisation des langues et des esprits. Reportage.

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Avec ses chalets de bois, ses vertes collines et ses vaches d’alpage, la vallée de la Jogne, en Gruyère, raconte une Suisse de cartes postales. Juste avant de passer le col qui sert de frontière avec le canton de Berne, le village de Jaun illustre à lui seul un autre particularisme helvétique: le combat des minorités linguistiques. Avec un statut atypique et en quelque sorte «inversé» puisque la minorité est ici alémanique.

Jaun est le seul village germanophone parmi les 25 communes du district. «Dès que nous voulons quelque chose, nous devons parler français, résume le syndic PDC du village, Jean-Claude Schuwey, d’origine alémanique malgré son prénom. Pour travailler, faire des courses ou aller chez le médecin, les ‘Jauner’ doivent descendre dans la vallée, notamment vers Bulle, à 30 minutes de voiture.»

Origines anciennes

Cette curieuse situation a des origines historiques et religieuses: lorsque Berne s’est convertit au protestantisme pendant la première moitié du XVIe siècle, les résidents qui voulaient rester catholiques sont descendus dans la vallée du Simmental pour s’installer à Jaun. C’est la construction d’une nouvelle route vers Broc, en 1870, qui a en quelque sorte réorienté le village vers la Suisse romande. Et engendré cette singularité.

Il y a 150 ans, Jaun est donc devenu, sans vraiment s’en rendre compte, le représentant d’une minorité linguistique alémanique perdue en Suisse romande. Et ce n’est pas allé sans quelques grincements depuis. Ainsi l’usage du nom francophone du village, Bellegarde, est au cœur d’un litige ancien. Vers les années 1950, les habitants de Jaun ont demandé que «Bellegarde» soit enlevé des panneaux à l’entrée de la commune. Le nom français n’apparaît plus dans le village, mais dans le reste du canton, on continue de l’employer comme si de rien n’était. «Ce n’est pas évident de faire la promotion de notre commune avec cette ambiguïté autour du nom, reconnaît à voix basse Jean-Marie Buchs, directeur de l’Office de tourisme du village, également alémanique de naissance. Il arrive par exemple que des visiteurs traversent Jaun et gravissent le col, en cherchant Bellegarde…»

La thématique resurgit régulièrement, comme en été dernier lors d’une assemblée de Jaun Tourismus. Les participants y ont énuméré chaque occurrence — dans la presse, sur Internet ou dans les publicités — du nom «Bellegarde». Preuve que le sujet reste sensible, même si les Jauner aiment répéter que «ce genre de débat se fait toujours sans aucune hostilité». Comme le résume Jean-Marie Buchs, «on ne peut pas changer des habitudes enracinées depuis plusieurs générations».

D’où vient cette appellation qui n’a rien à voir avec son équivalent alémanique? Elle fait référence à l’ancien château fort et à la première mention de la commune au XIIIe siècle sous la dénomination française «Balavarda». L’appellation «Jaun» ne date que de la fin du XIVe siècle, mais constitue le seul nom légitime selon les habitants. Dans le journal local, La Gruyère, on utilise pourtant toujours «Bellegarde». «Comme pour toutes les autres communes, se défend Eric Bulliard, journaliste du quotidien fribourgeois. C’est pareil pour Guin — appelé Düdingen en allemand — ou Chevrilles, Giffers en allemand.»

Pas de compromis

Au village, tout le monde connaît la susceptibilité des habitants sur la question du nom. «J’utilise toujours Jaun lorsque je parle avec les gens d’ici», raconte un skieur de fond bullois, croisé sur une piste de Jaun. La confusion des noms engendre quelques problèmes concrets: certains courriers postaux n’arrivent pas à Jaun mais dans la ville française homonyme, Bellegarde, situé dans l’Ain, près de Genève. «Une fois, un camion est arrivé avec une cabine téléphonique que personne n’avait commandée…», se souvient le syndic.

Sur ce sujet, les Jauner ne veulent pas faire de compromis. Et c’est avec la même fierté qu’ils pratiquent un dialecte suisse-allemand que même leurs voisins bernois ont du mal à comprendre. Ils sont pourtant régulièrement amenés à parler français et, selon le syndic, 95% des 665 habitants le maîtrisent. Les panneaux, les rues et tous les commerces du village portent des noms allemands, mais le français n’est jamais très loin. L’affiche témoignant de la votation sur la naturalisation facilitée était d’ailleurs en français. A l’intérieur du bistrot local Hochmatt, les inscriptions sur les sculptures en bois évoquant la chasse sont tantôt écrites en allemand, tantôt en français. Et autour des tables bien garnies, les deux langues s’entremêlent.

Maintenir la singularité

Une question taraude bien vite le visiteur. Comment la culture alémanique a-t-elle pu se maintenir dans ce minuscule village, isolé en Suisse romande depuis 150 ans, malgré des échanges toujours plus importants avec la vallée? Les chiffres apportent un élément de réponse: en grande majorité, les habitants de Jaun se marient entre Alémaniques. «Ils se tournent vers les autres germanophones du canton ou vers l’Oberland bernois», constate le syndic Jean-Claude Schuwey, lui-même pourtant marié à une Romande depuis 43 ans. Malgré l’immersion géographique et culturelle du village, seuls 5 à 10% de sa population est originaire de la zone francophone. Les «mariages mixtes», comme dit le syndic, sont certes en légère augmentation, mais ils restent rares. Et les Jauner parviennent ainsi à maintenir leur singularité linguistique.

Les Julmy sont un autre exemple de cette rare mixité. Lui, Daniel, est originaire de Jaun et travaille en tant que charpentier dans l’entreprise de construction de chalets dirigée par le syndic. Elle, Christiane, vient de la commune de Le Mouret (FR). A la maison, ils mélangent l’allemand et le français; leurs enfants — qui travaillent d’ailleurs tous les deux dans la partie francophone du canton — sont parfaitement bilingues. «On peut survivre sans parler le français dans la région, mais c’est difficile», explique Christiane Julmy. Pendant des années, elle a apporté sa touche linguistique au bureau de poste de Jaun, sans que cela ne dérange personne.

Illustration d’un esprit d’ouverture qui commence à souffler, poussé aussi par la situation économique et politique: «Nous avons aujourd’hui beaucoup plus de projets communs avec les Romands qu’il y a 20 ans», constate le syndic Jean-Claude Schuwey. EMS, transports scolaires, exploitation forestière, tourisme ou encore pompiers: les chantiers sur lesquels les élus des 25 communautés doivent s’entendre sont de plus en plus nombreux. Ils travaillent même sur l’élaboration d’une fusion afin de réunir toutes les communes de la Gruyère en une seule. Cette intégration politique s’ajoute à celle, plus ancienne, de l’intégration économique, puisque l’immense majorité des habitants de Jaun travaillent en zone romande.

«Jaun garde une place particulière dans le district, dit le préfet de la Gruyère Patrice Borcard. Les communes francophones sont très sensibles à cette singularité.» Ainsi, depuis 2004, le district assure le maintien d’une école secondaire à Jaun pour les enfants de la commune, même si cela engendre des frais supplémentaires. C’est seulement vers 16 ans que les élèves de Jaun doivent se déplacer à Bulle ou à Fribourg pour continuer leur scolarité. Patrice Borcard n’y voit pas d’obstacle à l’intégration dans la communauté linguistique majoritaire, mais au contraire un moyen pour Jaun d’affirmer son statut particulier.

Ecole menacée

Un statut menacé par la démographie? Si tout le district a connu une forte croissance de sa population lors de ces 50 dernières années, Jaun a vu baisser la sienne de manière considérable. Jusque dans les années 1960, le village comptait plus de 800 habitants, aujourd’hui ils ne sont plus que 665. A titre de comparaison, dans le même laps de temps, Bulle a triplé sa population pour atteindre presque 22’000 d’habitants aujourd’hui. «La commune est très excentrée et n’offre que très peu d’emplois», explique Patrice Borcard. L’ouverture récente d’un hôtel de 17 chambres (dont trois dortoirs) ne permettra que partiellement d’y remédier. Et l’école secondaire est déjà menacée: «Nous avons du mal à recruter des professeurs alémaniques pour enseigner à Jaun. Souvent, nous faisons appel à des enseignants du canton de Berne, mais ils sont réticents, à cause des trajets.»

Le syndic Jean-Claude Schuwey reste optimiste et voit d’un bon œil le rapprochement entre francophones et germanophones. «Nos jeunes sont très demandés par les entreprises du canton du fait qu’ils sont bilingues et à l’aise dans les deux cultures. Ils sont très peu dogmatiques: ils peuvent travailler à Bulle et sortir le soir dans le canton de Berne.»

Le préfet est du même avis. «Nous veillerons toujours à ce que notre unique commune germanophone se sente entendue.» Selon lui, les Jauner s’arrangent très bien de leur situation: «Ils écrivent en allemand à la préfecture, nous répondons en français, il n’y a pas de problème. Sauf si nous refusons un permis de construire, il peut arriver qu’ils exigent une réponse en allemand. C’est la petite vengeance du citoyen», sourit-il.
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Une version de cet article est parue dans le quotidien Le Temps.