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Le jazz, improvisé en classe comme sur scène

La musique jazz demande une interprétation plus personnelle et spontanée que la musique classique. Mais comment transmettre cette sensibilité artistique dans le cadre des exigences d’un cursus académique?

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C’était une petite révolution dans le paysage musical suisse-romand: dans les années 1970, les premières écoles de jazz ouvraient leurs portes. «On embauchait les copains et les musiciens des alentours, raconte Angelika Güsewell, responsable de la recherche à la Haute Ecole de Musique de Lausanne – tadalafil fast delivery. Ces enseignants n’avaient pas de diplôme et encore moins de formation pédagogique.» A cette époque, il n’y avait pas de cursus comparable à celui des conservatoires de musique classique. On apprenait avant tout par l’écoute, en usant les microsillons des disques de Miles Davis ou de Charlie Parker. Mais l’entrée du jazz au conservatoire se justifiait pleinement: il avait déjà une histoire, ses légendes, ses sous-genres et ses standards.

Quelques décennies plus tard, le jazz a bien grandi en Suisse romande. En 2006, il intègre la Haute Ecole de Musique de Lausanne et obtient un bachelor et un master à son nom. Les plans d’études sont adaptés aux normes européennes, le volume d’apprentissage augmente et les enseignants sont formés autant à la pédagogie qu’à la maîtrise de leur instrument.

Cette évolution est réjouissante à bien des égards pour la reconnaissance d’une culture de niche qui doit constamment se légitimer — en témoigne l’annonce de réduction des programmes de jazz sur Espace 2 en début d’année. Mais le contexte académique est aussi un défi pour les enseignants: comment transmet-on la spontanéité du jazz et son imprévisibilité dans un cadre formel? «C’est une question que nous discutons souvent avec nos étudiants et nos collègues internationaux», constate Angelika Güsewell, qui vient de terminer une étude sur les premières écoles de jazz en Suisse romande et leurs méthodes d’enseignement (lire l’encadré ci-dessous). La chercheuse estime qu’il peut y avoir un risque de perdre l’essence du jazz et des musiques improvisées si on les transmet uniquement à travers une éducation formelle.

Exigences à la hausse

Jean-Pierre Schaller, professeur de basse à la HEMU, souligne que les exigences académiques ne riment pas forcément avec formalisation. Le cursus de la haute école offre un certain nombre de cours moins formels, notamment à travers des ateliers en groupe. Chaque élève a également carte blanche pour son projet de fin de cursus. «Je parlerais plutôt de professionnalisation, tranche le bassiste. Aujourd’hui, l’exigence est clairement à la hausse dans la formation pédagogique et c’est une très bonne chose. Quand j’étais jeune, j’ai vécu de mauvaises expériences avec des professeurs qui n’aimaient pas enseigner et ne savaient pas comment s’y prendre.»

Ancien élève de Jean-Pierre Schaller, Nadir Graa évoque un cadre relativement scolaire, en repensant à son parcours académique. «Mais ce n’était pas un problème pour moi, car cela n’empêchait pas d’être créatif, affirme le Vaudois. C’était une immersion totale dans la musique. Lorsque j’allais en cours, j’étais comme une éponge qui absorbait le maximum d’influences.» Après leur bachelor, de nombreux étudiants se lancent dans le Master en pédagogie musicale, seule formation reconnue actuellement pour enseigner. «On pourrait croire qu’on est formaté dans ce cadre académique, mais c’est le contraire, estime Simon Blanc, diplômé de ce Master en pédagogie musicale. On nous a appris à prendre du recul, trouver notre propre méthode et être ouvert aux différentes attentes des élèves. Dans le jazz, on improvise aussi dans l’enseignement!»

S’adapter à ses élèves

Pour Thierry Lang, premier Suisse à avoir signé chez le prestigieux label Blue Note Records, la marge de manœuvre laissée à l’enseignant est essentielle: «Le jazz est la musique la plus créative de ce siècle. à quoi bon engager des enseignants qui ont des personnalités artistiques, si on adopte un cursus trop formaté?» Le pianiste, qui donne des cours au Conservatoire de Montreux, se plaît à comparer l’apprentissage du jazz à celui du langage. «Ce n’est pas parce qu’on a appris le français qu’on est capable d’écrire un bon livre. C’est pareil pour la musique. La capacité à improviser ne tombe pas du ciel, elle découle des motifs qu’on écoute et qu’on exerce. Je m’adapte à mes élèves en leur faisant écouter des morceaux qui vont les aider à développer leur propre langage.»

Jean-Pierre Schaller met également un point d’honneur à s’adapter à ses étudiants. «C’est vrai qu’il y a des standards de jazz que tous les musiciens doivent connaître et je veux que mes élèves soient compétitifs sur le marché. Mais chacun a son propre univers. J’essaie de les aider à développer leur personnalité plutôt que de les formater.» Susanne Abbuehl, professeure de chant à la HEMU, rappelle aussi que les exercices considérés comme théoriques et formels peuvent être une source d’inspiration. «En construisant une base solide d’harmonie, de technique vocale et de rythme, l’élève commence à découvrir ses affinités, sa force créative et se dirige vers une voie de plus en plus personnelle.»

Rapprochements timides avec la musique classique

Il est souvent tentant d’opposer le jazz au classique, lorsque l’on parle de pédagogie musicale. Certains élèves choisiraient même la section jazz uniquement pour échapper à l’autre, mais les barrières s’estompent progressivement. De plus en plus d’élèves issus de la filière classique souhaitent par exemple apprendre l’improvisation. «Il y a une évolution claire dans ce sens et je pense que c’est un peu le futur, constate Jean-Pierre Schaller. Ce serait très intéressant d’avoir des moments d’improvisation dans une symphonie!»

Pour Thierry Lang, cette tendance n’a rien d’étonnant. «J’ai derrière moi une longue formation classique qui m’a beaucoup apporté. Mais c’est un répertoire qui laisse peu de place à la créativité, car il a déjà été joué et enregistré des centaines de fois. En comparaison, la spontanéité du jazz a de quoi faire rêver.»

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ENCADRE

Les premières écoles de jazz en Suisse romande

Une étude sur les premières écoles de jazz en Suisse romande vient d’être publiée par Angelika Güsewell et Monika Piecek, chercheuses à la HEMU. Leur objectif était d’examiner si et en quoi l’enseignement était formel, non formel ou informel dans les années 1980. «Le défi de cette époque était de développer les aspects formels de l’éducation jazz, alors qu’aujourd’hui, il semble que le défi est d’intégrer des opportunités d’apprentissage informel au sein de structures très formelles», écrivent-elles en conclusion. En effet, en s’adaptant aux normes européennes, les hautes écoles ont adopté un système académique plus structuré. A Lausanne, la filière jazz évolue d’année en année. Elle accueillait 54 élèves en 2006. Ils sont aujourd’hui 82, en comptant le nouveau Bachelor en musiques actuelles. Plus de 100 élèves par année sont attendus d’ici à 2020.

Chronologie

1975 – AMR (Association pour l’encouragement de la Musique impRovisée) – Genève
1979 – Conservatoire de Fribourg
1980 – CPM (Conservation Populaire de Musique) – Genève
1982 – Conservatoire de Montreux
1983 – EJMA (Ecole de Jazz et de Musique Actuelle) – Martigny
1984 – EJMA – Lausanne
1986 – EJMA – Sion
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 12).

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