LATITUDES

La nuit, de la peur à la fascination

Alors que l’obscurité l’effrayait, l’homme s’est petit à petit approprié la nuit pour devenir un animal nocturne. Retour sur une évolution sociale et culturelle.

La nuit a toujours nourri l’imaginaire des poètes, des écrivains, des philosophes, des cinéastes et des musiciens… Mais en quoi consiste ce temps, qui transporte l’esprit vagabond, laisse une place aux rêves et aux fantasmes, mais aussi aux cauchemars? La nuit se limiterait-elle à la période entre le crépuscule et l’aube? Elle reste difficile à définir pour les chercheurs, tant elle est vécue différemment d’un individu et d’une culture à l’autre.

«Les nuits sont plurielles, observe l’ethnologue et ethnolinguiste Aurore Monod Becquelin, directrice de recherche émérite au Centre national de recherche scientifique (CNRS). Un paysan ne vit pas la même nuit qu’une infirmière ou qu’un migrant.» Comprendre les pratiques et les représentations de la nuit, découvrir que «tous les chats n’y sont pas gris», et qu’elle compte des spécificités qui lui sont propres: tel a été le travail de cette chercheuse et de son collègue Jacques Galinier, deux pionniers en Europe de la recherche en anthropologie de la nuit. «La nuit ne faisait pas encore l’objet d’études approfondies en anthropologie il y a dix ans, dit Jacques Galinier. On pensait qu’elle était synonyme d’un monde en creux, assoupi. Or, c’est tout le contraire.»

La perception de la nuit et son évolution dans le monde occidental se comprennent à travers leur histoire: elle a d’abord hanté l’homme, puis l’a fasciné. Jusqu’au XVIIe siècle, la nuit inspire surtout de la négativité, renforcée par les Écritures et la religion: elle est dangereuse, peuplée de démons, de sorcières, de loups-garous, de monstres et de malfrats. «Sous l’Ancien Régime, en Europe, la nuit dicte le confinement, dit Alain Cabantous, historien et auteur de l’ouvrage Histoire de la nuit, XVIIe et XVIIIe siècles. La fermeture des portes de la ville — dont l’heure est déterminée par les autorités — représente alors le début de la nuit. Les habitants ne doivent plus sortir de chez eux sous peine d’être considérés comme des suspects.» La nuit est envisagée comme un temps de repos, un temps suspendu durant lequel toute activité doit cesser. Les déambulations sont interdites. Les réglementations urbaines sont strictes. Et les pratiques judiciaires chargent la nuit d’une valeur criminogène: «À l’époque, elle est une circonstance aggravante de tout acte délictueux, appuie Marco Cicchini, historien et maître-assistant en histoire moderne à l’Université de Genève. Les crimes commis de nuit sont plus sévèrement punis.»

Le contrôle de la nuit par les autorités

Quels sont les facteurs qui ont amené l’homme à jouir des heures sombres? Dans un premier temps, les autorités se sont saisies de la nuit dans le but d’effrayer. Leur objectif était de l’instrumentaliser pour mieux la contrôler. Mais au XVIIIe siècle, elles s’emparent des premières techniques d’éclairage pour illuminer l’obscurité, se faire voir et contrôler davantage les habitants des villes.

Le XVIIIe siècle marque un premier changement dans l’expérience de la nuit. L’avènement de l’éclairage public — il s’agit alors de lanternes à la bougie et de torches — suit la volonté des hommes de l’ordre de faire de la nuit le prolongement du jour, pour mieux la surveiller. Mais aussi celle de certains habitants qui désirent mieux en profiter. «L’Europe fait alors face à une population grandissante, explique Alain Cabantous. De nouveaux besoins économiques et culturels émergent et viennent grignoter le temps de la nuit, du repos. Ces heures tardives sont investies pour travailler plus longtemps, mais aussi pour se divertir.»

«C’est durant ce siècle que se joue une tension inaugurale, rappelle Marco Cicchini. La perception de la nuit change. Un mouvement de désenchantement de cet espace-temps s’opère dans les mentalités avec la montée du rationalisme empirique des Lumières.» On ne croit plus naïvement le discours des hommes de l’ordre, on l’analyse, on se montre critique. «Les citadins sont alors confrontés à un double imaginaire de la nuit. Il y a le discours moralisateur contre la vie nocturne et les cours princières qui vivent et valorisent la nuit.» Louis XIV et les autres cours européennes font de la nuit un moment privilégié pour la fête: féeries nocturnes, illumination des jardins, cortèges et feux d’artifice sont organisés. Les élites affirment ainsi leur pouvoir et leur prestige social. Par mimétisme culturel, les comportements des aristocrates sont ensuite adoptés dans les autres couches de la société et en milieu urbain.

Pour Marco Cicchini, les évolutions techniques accompagnent ce changement de mentalités. Mais elles ne l’enclenchent pas: la volonté de voir dans la nuit naît d’abord des nouveaux besoins et manières de vivre de la population et de son intérêt croissant pour la vie nocturne.

L’émergence d’activités nocturnes

Cabarets, théâtres, salles de concert, mais aussi cafés et sociétés de lecture naissent en ville au XVIIIe siècle. La nuit devient un temps social, qui laisse davantage de place aux loisirs culturels. Les gens se déplacent et se retrouvent après le coucher du soleil pour profiter des manifestations et activités nocturnes nouvelles: les autorités se voient contraintes de repenser les réglementations urbaines — devenues trop rigides — pour faciliter les déambulations nocturnes des habitants des périphéries. Les portes s’ouvrent la nuit.

L’expérience de la nuit se fait de plus en plus intense. L’exemple de Genève est emblématique dans ce phénomène de domestication, indique Marco Cicchini. L’ouverture du premier théâtre permanent a lieu en 1782. La mobilité nocturne y est ensuite facilitée, comme à Paris ou à Londres, et les mêmes changements de mentalités s’opèrent dans un contexte a priori moins favorable qu’ailleurs: la Cité cultive l’austérité calviniste et républicaine.

«C’est à la fin du XVIIIe siècle que les choses changent, grâce à l’invention de la lampe d’Argand, puis de l’éclairage au gaz dès le début du XIXe siècle, observe le professeur de littérature Alain Montandon dans son ouvrage Promenades nocturnes. Il s’agit là d’une véritable révolution qui modifie la perception de l’espace de la ville et donne de nouvelles formes au noctambulisme.»

La nuit urbaine prend un nouveau virage entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle: au spectateur nocturne succède le flâneur noctambule, nouveau témoin des dynamiques de la ville le soir venu. Nombreux sont les poètes et écrivains à parler du caractère enchanteur de cette nuit dans leurs œuvres et à révéler ses merveilles cachées… À l’image de Charles Baudelaire, qui écrit dans son Crépuscule du Soir (Le Spleen de Paris): «Ô nuit! ô rafraîchissantes ténèbres! Vous êtes pour moi le signal d’une fête intérieure, vous êtes la délivrance d’une angoisse! Dans la solitude des plaines, dans les labyrinthes pierreux d’une capitale, scintillement des étoiles, explosion des lanternes, vous êtes le feu d’artifice de la déesse Liberté!» De terrifiante à fascinante, la nuit est ainsi devenue libératrice. Et ce mouvement de conquête nocturne n’a fait que s’amplifier jusqu’à nos jours, où l’enjeu consiste désormais à protéger les dernières heures de ce temps suspendu.
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ENCADRES

Minuit, l’heure du crime?

En librairie, il est facile de repérer les polars. Leurs couvertures sombres évoquent de funestes ambiances nocturnes. Des représentations qui laissent à penser que davantage de meurtres, viols, agressions physiques ou vols sont commis la nuit. Les statistiques étayent-elles la prédominance des violences nocturnes sur celles perpétrées en journée? Minuit est-il vraiment l’heure du crime?

La réponse de Pierre Margot, professeur à l’Université de Lausanne et éminent spécialiste en sciences forensiques: «L’un des résultats qui semble universel est que la violence nocturne, crimes passionnels mis à part, touche plutôt des personnes jeunes entre 16 et 25 ans. Cette tranche d’âge sort davantage la nuit, se met dans des situations délicates et se trouve par conséquent plus souvent confrontée à diverses formes de criminalité. Ce qui est également intéressant, ce sont les travaux menés sur les crimes de masse tels que les cambriolages. Ces derniers montrent, dans les classifications policières, de grandes régularités en fonction des groupes criminels. Certains favorisent le jour, d’autres le soir ou la nuit. Nous observons dans ce cadre que l’obscurité est un élément important, car, lors du passage à l’heure d’hiver, des vagues de cambriolages dans les maisons ont lieu entre 17 heures et 22 heures.»

Si, jusqu’ici, en criminologie, la question du «quand» retenait moins l’attention que celle du «qui», du «où» et du «avec quelle arme?», elle devient un paramètre prioritaire avec l’arrivée des analyses prédictives. Des algorithmes devraient prochainement être en mesure de déterminer l’heure et l’endroit des crimes. Pour l’heure, en l’absence de statistiques se référant explicitement à l’horaire des délits, il est difficile, impossible même, d’affirmer que la violence est nettement plus importante la nuit et que minuit est bien l’heure du crime. Seuls les viols, les délits de la route et les incendies volontaires sont repérés comme sensiblement plus fréquents.

La nuit paraît donc dotée d’une réputation de dangerosité en partie usurpée. Une explication est néanmoins avancée par les anthropologues: la crainte de l’obscurité est présente dans toutes les cultures et serait l’héritage de la peur ancestrale de prédateurs invisibles. Elle est aussi installée en nous biologiquement et régulée dans le cerveau par l’amygdale. Les personnes dont l’amygdale ne fonctionne plus cessent d’avoir peur de la nuit. Or, selon une étude révélée par la Conférence des commandants des polices cantonales en mars 2016, plus de huit personnes sur dix (85,3%) déclarent se sentir en sécurité lorsqu’elles sont seules dans la rue, même la nuit. Les Suisses souffriraient-ils d’un dysfonctionnement de l’amygdale ou sont-ils des privilégiés au bénéfice d’un riche éclairage public qui, lui aussi, contribue à la diminution de l’anxiété?
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La privation de sommeil, pire des tortures

La nuit perpétuelle ou l’éblouissement représentent deux formes de supplice appréciées pour déstabiliser les prisonniers. Petite analyse.

Longtemps, les prisonniers ont croupi dans une nuit perpétuelle, abandonnés dans le noir. Avec l’arrivée de l’électricité, l’obscurité des oubliettes, des cachots ou des puits a progressivement laissé place à une nouvelle forme de torture: la suppression de la nuit et du sommeil. Exposés à des lumières constantes, aveuglantes ou stroboscopiques, les détenus subissent des jours sans fin. La police de Staline fut la première à utiliser cette technique en routine, dans les années 1930.

Torture par la permanence de la nuit ou du jour, ces formes de maltraitance qualifiées de «blanches» ou même de «propres» ne laissent pas de traces physiques apparentes, mais visent à disloquer psychologiquement leurs victimes.

Aujourd’hui, l’opacité qui planait sur les tortures perpétrées à Guantanamo, ce «trou noir juridique», selon les organisations de défense des droits de l’homme, se dissipe. La privation de sommeil prolongée figure en première ligne des programmes d’«interrogatoires renforcés» de la CIA pour des prisonniers extrajudiciaires. Un des endroits de détention a d’ailleurs pour nom de code «Camp Bright Lights». Les recherches montrent qu’en peu de temps, un être humain privé de sommeil développe des psychoses et, après quelques semaines, des dommages neurologiques irréversibles. Soumis à ce traitement, des rats meurent au bout de deux à trois semaines.
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Collaboration: Geneviève Grimm-Gobat

Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 12).

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