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La nouvelle ère de l’e-notation

Hôteliers, passagers de taxis, professeurs, amants potentiels: la quête de la bonne note ne se cantonne plus à l’école. Un phénomène qui entraîne tricheries et effets pervers.

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La série de science-fiction britannique Black Mirror, un succès critique mondial diffusé sur Netflix en 2016, décrit un monde où chaque individu note les autres de 0 à 5, les mieux notés sur l’application ayant accès aux meilleurs services. La personnalité des protagonistes y est jugée en permanence, tout comme leurs actions. Un futur cruel qui ne semble pas complètement rêvé.

La généralisation de ces systèmes de notation est en marche selon Nicolas Nova, enseignant et chercheur à la HEAD-Genève qui s’intéresse aux usages des technologies numériques. «Nous allons évaluer sur internet la propreté d’un hôpital, le service fourni par un chauffeur de taxi, tout comme des relations interpersonnelles sur des sites de rencontre. La distinction entre la sphère personnelle et professionnelle devient floue.» Cette importance grandissante de l’évaluation touche aussi bien le travail des prestataires de services que celui des entreprises web, pour finalement engendrer des conséquences plus larges sur l’ensemble de notre société.

Le point de départ de ce phénomène serait propre à notre économie. «L’évaluation de la performance d’un prestataire est ancienne dans l’économie capitaliste. Les acheteurs décident de recourir à certains services ou de s’en passer en fonction des recommandations faites par les autres usagers. Cette pratique s’est encore accélérée sous l’effet d’un système d’informations qui, avec l’invention d’internet puis des smartphones, est devenu plus large et disponible. Et surtout, cette pratique d’évaluation n’est plus réservée aux entreprises.»

La notation, meilleure amie de l’économie numérique

C’est la numérisation de secteurs entiers de l’économie qui a rendu indispensable la mise en place d’un système de notes et de commentaires de la part des internautes, selon Roland Schegg, professeur à la Haute Ecole de Gestion et Tourisme de la HES-SO Valais-Wallis. «Avec la digitalisation de l’acte d’achat, qui se fait à distance, sans contact direct avec le vendeur, les acheteurs ont besoin d’être rassurés.»

Dans le secteur du tourisme en particulier, l’évaluation en ligne d’un service de transport, d’un établissement, d’une région ou d’un lieu de visite, a quasiment supplanté les étoiles des guides papier. «Dans l’hôtellerie, les notes sur les plateformes de réservation de nuitées, comme Booking.com ou Trivago, sont devenues tellement importantes que les représentants de la branche mènent des discussions sur la façon de faire coïncider le système d’étoiles d’Hôtellerie Suisse avec celui de ces sites.»

Le phénomène de l’évaluation s’est encore accentué avec l’économie de partage. «Lorsque l’on échange des biens entre particuliers, cela devient encore plus crucial d’avoir des gages de sérieux, non seulement concernant le vendeur, mais aussi l’acheteur.» Sur le site français de covoiturage BlaBlaCar par exemple, les chauffeurs et les passagers se notent les uns les autres. Les avis vont, sur une échelle de 1 à 5, de «parfait» à «à éviter». Les participants à un même trajet, qu’ils soient au volant ou non, évaluent ainsi des éléments objectifs, tels que la ponctualité ou l’exactitude du lieu de rendez-vous, comme des éléments subjectifs, tels que la sympathie ou la propension d’une personne à rendre service. Uber a également introduit un système de notation réciproque. Chaque conducteur ou usager dispose d’une note générale, qu’il peut trouver en cherchant dans ses paramètres.

Influence sur la valeur d’une société

Ces notes ont un réel impact sur la marche des affaires des entreprises. Elles peuvent déclencher des ventes ou en faire capoter certaines. «Une règle de marketing traditionnelle veut qu’un client mécontent relate une expérience négative à une dizaine de personnes dans son entourage. En postant des commentaires en ligne, l’impact potentiel est beaucoup plus grand!» Fait moins connu, la note aidera aussi à déterminer la valeur d’une affaire. «Nous avons observé dans une de nos études une corrélation entre bonnes notes en ligne et gestion efficace d’une entreprise. Les banques intègrent toujours plus ces notes lorsqu’elles déterminent la valeur d’une société.»

Face à ces enjeux, les entreprises de services rivalisent en engageant dans leurs rangs ou à l’externe des spécialistes de la «e-réputation». Ces derniers agissent sur la relation avec la clientèle avant, pendant et après la vente d’un bien ou d’un service. Ils répondent également aux commentaires en ligne. Roland Schegg lui-même organise des cours de formation à destination des professionnels du tourisme. «La moyenne suisse globale dans le secteur du tourisme est bonne, entre 81 et 82 sur 100. Mais les acteurs du secteur doivent apprendre à gérer les attentes de leurs clients. Tout le monde ne peut, ni ne veut, aller dans un cinq-étoiles, mais chacun souhaite cependant avoir le confort, le prix, le service, auquel il s’attendait lorsqu’il a réservé sur internet. Les professionnels doivent donc bien communiquer pour avoir une réputation fidèle à la réalité.»

Un enjeu pour les développeurs

Le développement de ce système de notation s’avère-t-il complexe? Les technologies pour créer l’interface d’évaluation et récolter les données sont désormais bien connues et relativement simples à mettre en place, selon Olivier Liechti, professeur en informatique à la Haute Ecole d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud — HEIG-VD. Les développeurs rivalisent néanmoins entre eux pour trouver les meilleurs mécanismes antifraudes.

On estime, par exemple, que 30 à 40% des posts sur TripAdvisor sont des «fake reviews», selon Roland Schegg, avec le risque que les offrants, comme les acheteurs se trouvent pénalisés. «Des entreprises essayent de contourner le système en postant elles-mêmes de faux commentaires ou en chargeant une autre société de le faire pour elles, analyse Olivier Liechti. Il peut s’agir d’évaluations positives de leur propre affaire ou, au contraire, de mauvais feedbacks sur la concurrence.» Si les usagers s’aperçoivent de la supercherie, ils ne feront plus confiance au site de référencement ou de mise en relation et arrêteront de le consulter.

Pour contrer la fraude, les développeurs ont donc introduit un système de détection des éléments suspects. «Les données géographiques des usagers sont passées au crible automatiquement, à la manière de ce qui se fait chez les fournisseurs de cartes de crédit. Si un usager a été actif en l’espace de quelques heures à Minsk, Shanghai et Lausanne, le compte sera bloqué. Les commentaires eux-mêmes seront, en outre, analysés. Si la structure du texte est toujours la même, le système détectera qu’il s’agit d’un canevas généré automatiquement par un robot et enverra une alerte. C’est la même technologie qui permet aux messageries e-mails de repérer les spams.»

Une autre manière d’éviter les faux commentaires est de proposer des systèmes de réputation ou de réservation semi-ouverts. Il s’agit de créer un site ou une application sur lequel l’évaluation n’est accessible qu’aux personnes ayant déjà acheté un bien ou un service. «C’est notamment le cas d’AirBnB, qui ne permet la notation qu’après avoir séjourné chez l’hôte. Les coûts pour organiser une fraude sont alors nettement plus élevés, car il faut s’acquitter, pour mal noter un concurrent, du prix de la chambre ou, s’il s’agit de noter son propre établissement, de la commission de la plateforme.»

Une «e-réputation» qui nous impacte tous

La précision du système de notation est devenue un enjeu pour les plateformes, notamment pour se distinguer de leurs concurrents, mais aussi car elles récoltent des données ayant un intérêt économique. «C’est l’économie du big data. Les données d’évaluation peuvent être utilisées pour proposer des produits similaires pouvant vous plaire à vous ou à d’autres usagers. Ce sont les mêmes algorithmes que ceux du filtrage collaboratif pratiqué depuis longtemps par Amazon.»

La généralisation des évaluations en ligne constitue-t-elle une évolution positive pour notre société? Olivier Liechti reconnaît que nous avons désormais toutes sortes d’informations nous concernant sur internet, flatteuses ou non, sur notre vie publique comme privée. Optimiste, il préfère néanmoins se concentrer sur les aspects positifs. «Au lieu d’avoir des lettres de recommandation ou des personnes de contact à la fin de son CV, les candidats à un emploi peuvent montrer leur expérience en ligne. Je conseille, par exemple, à mes étudiants en informatique de participer à des plateformes comme Stack Overflow, pour se construire une réputation. Ce site évalue les membres en fonction des commentaires des personnes qui ont fait appel à eux pour résoudre des problèmes informatiques, mais aussi parce qu’il calcule et montre le nombre de problèmes auquel les développeurs ont répondu.» L’e-réputation s’avère une excellente carte de visite dans plusieurs métiers: logisticien, artiste, journaliste, etc.

Une des retombées de ce système d’évaluation, selon Nicolas Nova, est la standardisation de l’offre. «On entend souvent que ces systèmes de commentaires et de notes permettent aux individus de faire des choix plus rationnels. Les notes attribuées à un hôpital ou à une compagnie de taxis permettent effectivement à un usager de se dire que c’est objectivement sûr ou non de recourir à leurs services. Mais il y a de nombreux domaines qui demandent plus de nuances.» Le professeur de la HEAD-Genève cite notamment la gastronomie, qui varie grandement selon les goûts de chacun. «Or, on assiste à une normalisation de l’offre sur des plateformes comme Yelp ou TripAdvisor, où ce ne sont pas les meilleurs restaurants qui arrivent en tête mais les plus consensuels.»

Les autres définissent qui nous sommes

Un sentiment diffus et désagréable d’être sans arrêt contrôlé peut également apparaître avec la généralisation des notes. Cette suspicion généralisée est perturbante pour Nicolas Nova, qui juge ce mécanisme socialement discutable. «Chez les fournisseurs de service — chauffeurs, hôteliers, mais aussi désormais, enseignants ou médecins, etc. — , l’impression d’une pression constante pour satisfaire le client ou l’usager à chaque minute peut survenir. Cette situation du client-roi entraîne alors un sentiment de dévalorisation, poussant certaines personnes à arrêter leur métier. Quand il y a une double notation, ce sentiment de contrôle se retrouve aussi chez l’usager.»

On assiste à une transformation anthropologique assez profonde, estime pour sa part Dominique Pécaud, professeur en sociologie et directeur de l’Institut de l’homme et de la technologie à l’Ecole polytechnique de l’Université de Nantes en France. «Ce sont les autres qui définissent qui nous sommes et non plus les normes. Des gens que nous ne connaissons pas vraiment peuvent construire notre identité, sans un tiers garant qui vérifierait que l’évaluation se fasse en fonction de valeurs partagées. C’est comme s’il suffisait d’additionner tous les avis pour avoir une vision objective du comportement, de la personnalité, d’un individu.»

«J’ai pu observer les mêmes mécanismes dans une étude sur les entretiens d’évaluation au sein des entreprises, explique Dominique Pécaud. Une relation très fictive s’instaure, reposant sur l’apparence, le rapport à l’autre, et dont le seul enjeu est la réussite. Dans un jeu de rôle, les deux partenaires vont se mettre d’accord sur des données, plutôt que de se référer à des indicateurs de performance établis.» Cette présentation subjective de soi dépendra aussi de ce que les autres voient de nous. «Dans une autre recherche menée sur la vidéosurveillance, nous nous sommes aperçus que les observés changeaient du fait qu’ils étaient observés, comme une sorte de jeu dans le jeu.»

Un monde de faux-semblants qui s’apparente à celui dépeint dans Black Mirror: de quoi devenir pessimiste? «Je ne suis pas malheureux. Je trouve au contraire fascinant de pouvoir observer de mes propres yeux le développement des technologies de l’information, qui constituent à mon sens une évolution sociale et culturelle aussi grande que la naissance de l’imprimerie», rétorque Dominique Pécaud, qui a consacré sa carrière à étudier comment les machines nous transforment autant que nous les transformons.
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 13).

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