- Largeur.com - https://largeur.com -

Pourquoi l’OTAN doit prendre Belgrade par la force

J’avais douze ou treize ans. Un soir, très tard, mes parents m’avaient permis de regarder la télévision avec eux, au-delà de minuit. A l’époque déjà, ce genre d’émission, un documentaire, passait en toute fin de soirée, après les divertissements ou le match de football. Cela s’appelait «De Nüremberg à Nüremberg».

Plus tard, on en a aussi parlé à l’école. Dans l’inconscient des gamins de mon âge, ces heures d’images d’archives en noir et blanc étaient presque abstraites, mais on comprenait qu’elles signifiaient «plus jamais ça». D’ailleurs les adultes nous le répétaient. Ils disaient qu’il fallait rester vigilants, insistaient sur le devoir de mémoire. Mais ils estimaient également que les hommes avaient compris la leçon de l’histoire, que cela n’arriverait plus. Vraiment plus?

Vingt ans plus tard, les images sont en couleurs, mais c’est la même histoire qui recommence. Bien sûr, la déportation systématique des Albanais du Kosovo n’est pas la Shoah. Il faut se méfier des mots: l’Holocauste de 1939-1945 n’a pas de comparaison possible. Il n’est pas besoin de détailler les souffrances vécues par le peuple kosovar: les témoignages recueillis par les médias dans les foules de réfugiés sur les frontières de la Macédoine, de l’Albanie ou du Montenegro en disent assez sur l’effroyable mécanique du nettoyage ethnique. Il s’agit bien d’un crime au coeur de l’Europe, ici, chez nous.

Se méfier des mots, mais ne pas avoir peur d’eux. La méthode utilisée par les forces serbes et par les milices paramilitaires de Belgrade est «comparable à celles des nazis». C’est l’un des derniers survivants du ghetto de Varsovie qui le disait l’autre jour dans un quotidien polonais. Faudra-t-il s’habituer à cette logique du malheur, disséquer, dans quelques années, avec notre progéniture, un documentaire intitulé «De Vukovar à Pristina»? Pour la première fois, une courageuse génération de dirigeants, de Tony Blair à Bill Clinton, semble vouloir dire non.

Que n’a-t-on écrit sur la passivité, sur la lâcheté des démocraties occidentales depuis dix ans dans l’ex-Yougoslavie? «La honte de l’ONU», titraient, unanimes, les journaux de juillet 1995 après la prise en Bosnie de l’enclave musulmane de Srebrenica par les soudards surarmés du sinistre Ratko Mladic. Aujourd’hui, les mêmes s’interrogent sur la légitimité des frappes aériennes de l’OTAN et sur le court-circuitage des Nations Unies. Derrière le luxe intellectuel que cache cet exercice de scepticisme, il devient difficile de ne pas entendre résonner le mot «démission».

Personne ne souhaite «humilier la Russie» en la sortant complètement du jeu. Pourtant, ce chantage à la fraternité slave offensée, qui nous parvient avec force de Moscou, ne saurait à lui seul justifier l’inaction. Mais quoi: faudra-t-il négocier avec Milosevic une partition du Kosovo pour ne pas vexer les Russes? Verra-t-on bientôt le «boucher des Balkans» s’asseoir à une table de négociations, à Genève ou ailleurs, ballet de limousines et gueuletons d’ambassade?

L’option militaire, version offensive terrestre et guerre totale, a cet avantage qu’elle permettrait d’accorder les actes à la parole. Rien ne dit par ailleurs que les forces serbes offriront la résistance farouche que fantasment les défaitistes.

Bien préparée, et équipée par les Etats-Unis, l’armée croate avait balayé en neuf jours (août 1995) les paramilitaires serbes de Krajina. La débandade avait surpris, surtout que l’on s’était jusque-là complu à juger «inexpugnables» ces guérilleros des Balkans rompus à la tactique de résistance des partisans titistes.

Alors? Forte de son écrasante supériorité, l’OTAN a le devoir de prendre Belgrade par la force, comme le suggère l’écrivain américain Daniel Goldhagen, auteur voici trois ans d’un essai-brulôt où il insistait sur la responsabilité collective du peuple allemand dans le génocide des juifs ordonné par Hitler. Aujourd’hui aussi, d’une certaine manière, les Serbes sont collectivement co-responsables des épurations ethniques à répétition que leur chef dévoyé inflige depuis une décennie à ses voisins.

Seule une défaite totale de la Serbie aura raison de la tumeur Milosevic, cette métastase qui empoisonne le peuple serbe, peut-être malgré lui. Goldhagen explique aussi que sans l’anéantissement de l’Allemagne et du Japon en 1945, la démocratie n’aurait jamais pris racine dans ces deux Etats. Qu’on le veuille ou non, l’Europe «civilisée» est en guerre au nom d’une certaine idée des droits de l’homme et de la démocratie. On ne «prendra» pas Belgrade avec des états d’âme.

——-
Othon Nikopol, 30 ans, est journaliste, correspondant pour plusieurs médias francophones. Il dort mal depuis le 24 mars.