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Clint Eastwood: dernier western dans l’espace

Qu’on pardonne le cliché, mais un nouveau Clint Eastwood, c’est comme un grand vin dont chaque nouveau millésime est attendu avec impatience. Suivant les années, il y en a de meilleurs que d’autres, des chefs d’oeuvre absolus alternent avec des chefs d’oeuvre mineurs. Mais chefs d’oeuvre toujours. Avec cette robe inimitable, cette saveur qui différencie le grand crû de la piquette.

Le dernier en date, «Space Cowboys», est définitivement une grande année.
On ne va pas trop s’attarder sur l’histoire qu’il raconte, en tout point conforme aux règles du film de genre. En l’occurrence, le space opera façon «Apollo 13». Comme dans ce dernier, une bonne moitié du film est consacrée aux préliminaires nécessaires à une mission dans l’espace. Laquelle occasionne quelques sueurs froides avant un retour triomphant sur le plancher des vaches.

Il y a longtemps qu’Eastwood se plaît à revisiter les genres en leur injectant ses obsessions et ses thèmes favoris, que les cinéphiles se plaisent à énumérer: l’identité masculine, les valeurs «anciennes» que sont l’héroïsme ou la fraternité, tant de préoccupations que l’on retrouve ici, mais d’un point de vue plutôt peu fréquent dans le cinéma hollywoodien d’aujourd’hui – et éminemment autobiographique: celui du vieillard qui commence à rompre la glace avec la mort.

Les quatre héros de «Space Cowboys» sont en effet de vieux briscards aux prises avec leur dentier et leur vue qui baisse. Le prologue en noir et banc nous les montre en fringants jeunes loups de l’US Air Force, privés d’alunissage en 1957 pour laisser place à une nouvelle venue: la NASA. Quarante ans plus tard, ont fait appel à ces pépés de l’espace pour aller réparer un satellite russe hors service.

Dans le climat de jeunisme qui caractérise l’entreprise de divertissement mondiale d’aujourd’hui, le regard tendre, non dénué d’autodérision, qu’Eastwood pose sur les hommes de sa génération est aussi émouvant que jouissif. Et non dénué d’une mélancolie morbide: autour des quatre héros, la faucheuse a fait des ravages (ils ont tous perdus des amis, des proches…) et ne s’arrêtera pas en si bon chemin (l’un d’eux est atteint d’un cancer).

Dans ces conditions, le choix du genre et des artistes qui vont s’y frotter apparaît dans toute sa splendide ironie. Tommy Lee Jones, Donald Sutherland et Clint Eastwood, titulaire des rôles principaux, ont incarné la séduction virile pour toute une génération de spectateurs, à une époque où l’effet spécial et la haute technologie laissaient une plus grande place à la mise en scène et au simple savoir-faire. Acteurs au temps du western triomphant, les voici parachutés dans un univers étranger pour eux – exactement comme leurs personnages obligés de s’initier à la navette spatiale en trente jours.

Du coup Eastwood (le réalisateur) peut se permettre de filmer l’espace comme un «bleu», laissant voir la joie enfantine de ces vieillards endurcis à la vue de la planète bleue depuis l’espace intersidéral – leur ballet au-dessus de l’Amérique puis de la botte italienne retrouve ainsi, le temps de quelques secondes, le simple lyrisme de «2001, l’Odyssée de l’espace». Et comme ce film spatial n’est décidément pas comme les autres, nos personnages l’adaptent à leur univers plutôt qu’ils ne s’adaptent à lui: la navette se pilote comme un canasson capricieux, le satellite (qui porte un nom pas innocent: Ikon) s’enfourche comme une locomotive folle, les différends se règlent à coups de poings, devant le saloon…

Le regard désabusé sur la décrépitude du corps se redouble donc d’un regard sans illusion sur la succession des genres: moribond, le western a été remplacé par la science-fiction, qui n’a qu’à bien se tenir. Ce scepticisme est relayé sur le plan politique, puisque le satellite russe apparaît comme un dangereux reliquat de la guerre froide. Loin du positivisme béat véhiculé par beaucoup de média occidentaux, l’actualité la plus récente est venue valider le scepticisme d’Eastwood: la nécessité pour les russes de «sauver la face» en envoyant des Américains réparer secrètement un de leurs instruments guerriers est au coeur du scénario de «Space Cowboys»…

Dès lors, le réalisateur n’a plus qu’à enrichir ce film aux nombreuses résonances de quelques plans simplement magiques pour en faire une splendide «vanité», parfaite réplique cinématographique de ces natures mortes de la Renaissance qui laissaient voisiner des crânes et des fruits trop mûrs pour dire la futilité du devenir. A preuve le plan final, transposition lunaire du «Dormeur du Val», image métamorphosant le fameux «grand pas pour l’humanité» en sommeil lunaire d’une infinie poésie. Qui est aussi une des plus beaux visages de la mort que le cinéma ait jamais montré.