Une histoire, une histoire, une histoire! Tous autant que nous sommes, hier comme aujourd’hui, nous voulons de bonnes histoires. Michael Paterniti en a une à nous raconter. Elle est véridique, à la fois drôle et inquiétante, ainsi que littéralement viscérale puisqu’il s’agit de cervelle. Pas n’importe laquelle: LA cervelle du XXe siècle.
Originaire de la côte Est des Etats-Unis, Michael Paterniti a été un temps rédacteur au magazine Outside. Quelques-uns de ses articles ont aussi paru dans Rolling Stone ou Esquire. De son propre aveux, il serait actuellement «en train repeindre des maisons» si Harper’s Magazine n’avait publié son reportage «Driving Mr Albert» en 1997. Le récit lui a valu un National Magazine Award, ainsi que des propositions d’éditeurs.
Etayée, allongée, actualisée, l’histoire a paru cet été aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne sous la forme d’un livre. Elle a été accueillie par un mix de critiques dithyrambiques et de réactions tièdasses, sans doute le fait de confrères verts de jalousie devant l’évidence: une fichue bonne histoire.
Allons-y. Michael Paterniti et son amie Sara s’installent dans le Maine. C’est l’hiver. Elle rédige un livre de commande, lui s’ennuie, paresse, lance malgré tout ses ameçons de journaliste. Comme d’autres avant lui, Paterniti avait entendu parler du médecin qui, à Princeton en 1955, avait pratiqué l’autopsie du cadavre d’Albert Einstein, puis s’était emparé de son cerveau. Après de multiples tentatives infructueuses, c’est le coup de chance. Paterniti parvient à joindre Thomas Harvey, 84 ans, retraité dans une petite ville du New Jersey.
Au terme de plusieurs conversations téléphoniques, le journaliste obtient enfin la permission de rendre visite au vieux médecin légiste. Thomas Harvey vit avec une nouvelle compagne – trois fois il s’est marié, trois fois il a divorcé – dans un modeste logement. Il jette au journaliste quelques bribes de vie. Son départ de l’hôpital de Princeton après le scandale du «cerveau volé», ses errances sentimentales et professionnelles dans le MidWest. Il clame surtout sa bonne foi. Jamais Harvey n’a voulu dérober le cerveau d’Einstein et le garder pour lui, comme une espèce de relique, ou de trophée. Il l’a fait, dit-il, pour la science, pour tenter de discerner dans la masse grise l’empreinte éventuelle du génie.
A preuve, poursuit le médecin, le destin de la viscère, conservée dans du formol, soigneusement découpée en 200 morceaux, dont plusieurs seront envoyés pour examen à des neurologistes. L’ennuyeux est que des confrères de Harvey et surtout la famille d’Einstein lui en ont toujours voulu de s’être approprié le cerveau. Sans toutefois trouver suffisamment de munitions légales pour le poursuivre en justice.
A la fin de la rencontre, Paterniti demande à voir la masse nerveuse. Le Dr Harvey obtempère, s’éclipse, et revient avec un grand carton. Lequel contient deux bocaux à biscuits, sauf qu’ils sont plein de formol et de fragments de l’organe qui a relativisé le temps et l’espace, puis pensé la bombe atomique. Le temps de dire E=mc2, Harvey remballe son trésor.
Patertini est frustré. Un poignée de journalistes ou scientifiques ont avant lui entraperçu le cerveau et son chenu gardien. Il n’a rien de nouveau. Sur le pas de la porte, au moment de prendre congé, le Dr Harvey confie au rédacteur qu’il voudrait remettre une bonne part de l’organe à la petite fille du physicien, Evelyn Einstein, qui vit en Californie. Il aimerait également rendre visite à des proches dans le MidWest. Mais il n’a pas de voiture. Coup de dé: Paterniti offre au vieil homme de lui servir de chauffeur, sûr que le médecin refusera la proposition. Mais il accepte.
Visons l’équipage. Un blanc-bec, un vieillard, une Chevrolet de location, quelques bagages, un Tupperware dans lequelle bringuebalent quelques dizaines de morceaux de matière visqueuse. Ou encore: Paterniti, Harvey et Einstein, prêts à avaler 6500 km en douze jours. L’inventeur de la théorie de la relativité générale, bien que trépassé et trépané, réduit à sa seule matière grise, est le leader incontesté du trio. Il dicte les actes de ses deux compagnons, colore leur réel, compresse leur temps, dilate leur espace, lui derrière dans le coffre, eux à l’avant de la voiture. Autant dire que le voyage est hanté, sous haute tension psychique, invoquant les mânes de Kerouac («Sur la route»), Jerome («Trois hommes dans un bateau») ou Poe («Les histoires extraordinaires»).
«Driving Mr Albert», qu’on souhaite voir vite traduit en français, est ponctué de scènes aussi fortes que hallucinées. A l’exemple de la visite des trois larrons chez un ancien voisin du Dr Harvey à Lawrence, Texas. Le voisin, qui n’a alors que quelques mois à vivre, n’est autre que William S. Burrouhgs, mi-délirant, mi-lucide. L’écrivain fait l’éloge de la méthadone devant le médecin et conclut la rencontre par: «Nous les vieux, ce qui nous maintient en vie est qu’on apprend à être de véritables salauds».
A Las Vegas, Michael Paterniti s’enquiert de la popularité d’Einstein auprès du grand public, 45 ans après la mort du savant. Dans l’hôtel-casino Excalibur, un responsable de la sécurité lui assène: «Einstein? Je ne l’ai pas vu ce soir par ici, désolé». A Los Angeles, le patron de l’agence qui gère les droits de l’image d’Einstein dans le monde entier n’est pas mal non plus. Comme n’est pas piqué des vers la mention, ça et là, du destin d’autres organes de célébrités, prélevés à fins d’étude ou d’adoration.
Le cerveau de Walt Whitman, lâché par un assistant maladroit, a fini dans une poubelle, alors que le coeur de Thomas Hardy, une fois retourné à sa femme, a été mangé par un chien. N’oublions pas que le cerveau de Lénine a été découpé en 31’000 tranches.
Pur délice de lecture, «Driving Mr Albert» se conclut par un happy end inattendu, pour le bien de la science, de la littérature et du sens du relatif.
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«Driving Mr Albert», par Michael Paterniti, éditions Random House (Etats-Unis) et Little, Brown and Company (Grande-Bretagne)