Après huit semaines de négociations secrètes (nom de code «Operation Thunderball»), c’est un accord historique qui a été conclu mardi entre la multinationale allemande Bertelsmann et la startup californienne Napster.
Un accord historique. D’abord parce qu’il préfigure de nouveaux termes d’échange dans l’économie du Net, ensuite parce qu’il rapproche deux entreprises qui, malgré leurs différences et leur opposition farouche devant les tribunaux (la première maintient sa plainte pénale contre la seconde), disposent chacune d’une immense force de frappe.
Bertelsmann est considéré comme le numéro 2 mondial des médias et Napster connaît, en termes d’usagers, la croissance la plus rapide de l’Histoire; sa communauté est passée de zéro à 38 millions d’adeptes en à peine plus d’un an, selon une étude du bureau Jupiter Media Metrix. Voilà pour l’envergure des deux ennemis réconciliés.
Napster n’a jamais vraiment gagné d’argent mais sa plate-forme a permis à ces millions d’internautes de télécharger, gratuitement et à la barbe des éditeurs, à peu près n’importe quel morceau de musique en format numérique de qualité correcte (équivalente à celle du minidisc).
En décembre 99, cinq multinationales du divertissement (Warner, Sony, EMI, Universal et Bertelsmann, justement) avaient déposé plainte en affirmant que ce service d’échange encourageait le développement de la piraterie. Ces arguments avaient paru suffisamment convaincants à la juge fédérale Marilyn Hall Patel pour qu’elle ordonne, à la fin juillet, la fermeture immédiate de Napster. Finalement, la startup de San Mateo avait obtenu un sursis, mais son avenir paraissait sérieusement bouché.
Aujourd’hui, son fondateur, Shawn Fanning, 20 ans, triomphe dans les médias. L’informaticien subversif a enfin trouvé sa place sur la planète commerciale. En exploitant les systèmes répartis de manière quasi-anarchiste, il était devenu un héros. Maintenant, le héros peut commencer à gagner des millions. Faut-il s’en réjouir?
La notoriété de Napster est telle qu’on utilise le verbe «napsteriser» (en anglais: «to napsterize») pour désigner le parasitage d’un système économique. Un terme qui terrorise les conseils d’administration. La plupart des entreprises traditonnelles craignent d’être court-circuitées, «napsterisées» par un nouvel acteur.
Mais tout s’accélère dans l’économie du Net, et en examinant l’accord conclu mardi, on s’aperçoit que cette fois-ci, c’est Napster qui a été napsterisé. La plate-forme d’échange gratuit a été parasitée par le géant du disque, court-circuitée par le distributeur des œuvres de Whitney Houston et de Christina Aguilera.
Il est vrai qu’avec ce procès qui lui colle aux semelles, la compagnie de Shawn Fanning n’avait pas vraiment le choix. Son alternative est simple: rentrer dans le rang ou mourir. On imaginait bien qu’elle finirait par légaliser ses affaires, mais personne n’attendait Bertelsmann sur ce coup.
L’accord en question prévoit que Bertelsmann octroie un prêt à Napster (la somme n’a pas été communiquée, mais elle ne devrait pas excéder 100 millions de dollars, selon le Financial Times), de manière à lui permettre de développer un service payant. En échange, Bertelsmann obtiendrait, dans un deuxième temps, une part du capital de Napster et pourrait utiliser ce service pour la promotion de ses artistes (Whitney, Christina, Santana, Elvis, etc.)
Si elle se concrétise, l’alliance Thunderball obligerait les millions d’usagers de Napster à devenir membres cotisants pour continuer à télécharger des fichiers en haute qualité MP3. Selon Hank Barry, redoutable avocat devenu récemment patron de Napster, le montant de la cotisation serait d’«environ 4.95 dollars par mois» (on appréciera l’adverbe «environ»). Cette somme serait ensuite répartie entre les artistes, le label et l’éditeur.
En parallèle, Napster pourrait conserver sa gratuité pour des échanges de musique à titre promotionnel ou pour des fichiers de moindre qualité audio.
Ceux qui connaissent bien Bertelsmann ne s’étonneront pas trop de voir le géant des médias proposer une alliance commerciale à la startup qu’il poursuit par ailleurs en justice. Thomas Middelhoff, CEO du groupe allemand, est connu pour son sens de l’anticipation. C’est lui qui, en 1994, avait contacté Steve Case pour lui proposer, à la surprise générale, une entrée de Bertelsmann dans le capital d’America OnLine (AOL). Un investissement assez risqué à l’époque mais qui s’est révélé très rentable tant sur le plan stratégique que financier.
L’opération de rapprochement avec Napster a été conduite par un autre négociateur du groupe allemand, Andreas Schmidt, patron de la filiale Bertelsmann eCommerce Group. C’est lui qui avait permis à la compagnie d’acquérir CDNow et BarnesandNoble.com et d’occuper ainsi le terrain dans le secteur «business to consumer».
Ces deux hommes, Middelhoff et Schmidt, ont donc surpris leur monde en annonçant mardi l’alliance avec la startup californienne. «Napster a montré une nouvelle direction pour la distribution de musique, et nous sommes convaincus qu’elle formera la base d’un nouveau «business model», à la fois excitant et important pour l’industrie musicale», a déclaré Thomas Middelhoff.
Reste maintenant à Bertelsmann à concrétiser l’accord, à retirer sa plainte et à convaincre les autres plaignants (EMI, Universal, Warner et Sony) de faire de même, ce qui ne sera pas facile. D’autant que personne n’est vraiment sûr que les 38 millions d’usagers de Napster continueront à s’intéresser à cette plate-forme quand elle sera devenue payante.
Les internautes savent bien que, même si Napster s’est fait napsteriser par l’industrie musicale, d’autres systèmes répartis tels que Freenet ou Gnutella resteront accessibles sur le Net. Et gratuitement.