CULTURE

En conversation avec les Deschamps (et Marthaler)

Jeudi, les créateurs des Deschiens seront à Monthey pour présenter leur dernière création, qui est aussi la plus radicale. Ils partent en guerre contre les divisions en classes d’âge.

Les téléspectateurs de Canal Plus les connaissent sous le nom de Deschiens, mais oublions un instant ces fameux sketches vidéo et concentrons-nous sur la troupe qui les a inventés.

Cette compagnie, fondée par Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff, en couple à la ville comme à la scène, s’appelle désormais Deschamps & Deschamps. Monsieur met en scène et joue souvent, Madame signe les costumes, tous deux signent les spectacles qu’ils concoctent dans un atelier-cuisine du XIIe arrondissement de Paris.

Leur dernière création s’intitule «Les Pensionnaires». Avant de la montrer un seul soir en Suisse romande (jeudi 7 décembre à Monthey), ils l’ont jouée trois fois à Zurich, invités par le directeur du Schauspielhaus Christoph Marthaler.

On retrouve dans cette production créée en 1999 à Rennes tous les ingrédients qui font la patte Deschamps. Soit l’humour grinçant, la poésie émouvante de la chanson populaire, la grâce enfantine de Yolande Moreau, la voix aérienne de Jean-Marc Bihour éternel extra-terrestre, les bougonnements inachevés d’Olivier Saladin. Ainsi que les meubles en formica, les chemises orange en nylon, les cacophonies de bidons et vaisselles renversés.

Mais en même temps, on découvre avec stupeur un univers qui n’a jamais été aussi dur, où la cruauté des relations et des destins laisse bien peu de place au rire – même grinçant, même jaune.

Le lieu de l’action se situe entre le réfectoire, la salle des fêtes, le vestiaire de douche, l’hospice, l’asile, le centre de rétention. En tous cas, «la vie n’y est pas aimable», comme l’écrit Macha Makeïeff dans son «Inventaire d’un spectacle, Les Pensionnaires» (aux éditions Actes Sud). Et ce qui s’y passe est rarement drôle, parfois à la limite du supportable tant est poussé loin le démontage de la mécanique du sadisme ordinaire, de l’exclusion du plus faible, et mise en suspension béante la passivité effarante face au malheur de l’autre.

Installés avec leur troupe au Schiffbau, le nouveau Centre culturel très high-tech du Schauspielhaus, Macha Makeïeff et Jérôme Deschamps disent pourquoi ils en sont arrivés à ce spectacle si politique et parlent de leur cousinage si évident avec Marthaler.

Largeur.com: Depuis vos premiers spectacles jusqu’à aujourd’hui, citons «C’est dimanche», «C’est magnifique», «Les Pieds dans l’eau», vous restez fidèle à la même esthétique et aux mêmes acteurs. Vous ne vous laissez en rien contaminer par les nouveaux médias. Votre esthétique est-elle une résistance aux modes?

Macha Makeïeff: C’est vrai que notre esthétique est une résistance. Ce qui m’intéresse, c’est le rebut, le rebut qui évolue doucement, naturellement. Je ne veux surtout pas faire rétro. Mais je veux montrer ce qui est délaissé, mis de côté dans la mécanique de consommation, ce qui émerge du circuit. L’univers on-line, les journaux qu’on y trouve, ce n’est pas intimidant, nous sommes d’ailleurs en train de constituer notre site web. Mais, d’un point de vue artistique, ce qui m’intéresse, ce sont tous ces ordinateurs abandonnés, devenus poussiéreux, sales, morts. Qu’est-ce qu’on en fera? Des aquariums? Peut-être qu’un jour, j’en mettrai sur scène.

Largeur.com: Tous les deux, vous avez déclaré que «Les Pensionnaires» sont nourris de souvenirs traumatisants de votre enfance, de ces moments où l’autorité devient insupportable. Diriez-vous que vous avez ainsi créé votre spectacle le plus autobiographique?

Macha Makeïeff: Sans doute, c’est le spectacle où la part autobiographique est la plus lisible. Mais nous renvoyons toujours à des choses que nous avons vécues, ou que nous vivrons. Dans «Les Pensionnaires», nous montrons un lieu où l’on échoue, dans les deux sens du terme. Au sens du bateau qui s’est échoué et au sens de l’échec. C’est un lieu où l’on se retrouve tout à coup parce qu’on est devenu trop faible ou trop vieux, ou parce qu’on a été brisé par un chagrin d’amour. C’est un lieu paradoxal. Il est terrible, parce qu’on doit obéir, parce qu’on dépend de gens qui veulent faire notre bonheur malgré nous. Comme les régimes totalitaires voulaient faire le bonheur du peuple malgré lui. Là, on est deux secondes avant la dictature. Mais, en même temps, chacun a sa place, chacun a sa chaise. Le spectacle est politique sans être manichéen, ce n’est pas un plaidoyer contre la collectivité. Il est une résistance face à la volonté hygiéniste de faire le bonheur de l’autre. Nos personnages, eux, résistent en chantant, en dansant, en rêvant: ce sont les formes ultimes de transgression qu’aucun système ne peut contrôler. Montrer cela, c’est rendre hommage à l’humain.

Largeur.com: Vous dites être partis d’une grande colère éprouvée contre l’autorité, autorité qui commence à l’école.

Macha Makeïeff: Nous n’allons pas raconter notre vie, mais, ces derniers temps, nous avons été amenés à croiser plusieurs de ces lieux autoritaires, c’était pour nous le moment d’exprimer cette colère-là. Nous avons lu une fois une annonce concernant une maison de retraite située dans le Sud de la France, splendide, dans une pinède. A la fin de l’annonce, il était précisé qu’un système anti-fugue était prévu. C’est terrifiant. Dans tout rapport à l’autre, il y a de la terreur et de l’effroi. Je ne décolère pas d’une chose: que dans toute notre vie, depuis la crèche, nous soyons divisés en classes d’âge. C’est une violence terrible, uniquement motivée par une date de naissance. Toute forme de tri humain est terrifiante.

(A ce moment de la discussion arrive Christoph Marthaler).

Largeur.com: Comment avez-vous découvert les Deschamps?

Christoph Marthaler: Lorsqu’ils ont joué «Lapin Chasseur» au Zürcher Theater Spektakel. C’était vraiment très, très bien. Depuis, nous sommes devenus amis. On se voit au carnaval de Bâle, à Paris.

Jérôme Deschamps: Un jour, j’ai vu dans un journal une photo d’un spectacle de Marthaler. J’ai vraiment cru voir la photo de l’un de mes spectacles. Il y a un cousinage évident. Lorsque j’ai rencontré Marthaler la première fois, je n’avais rien vu de lui. Mais on s’est rendu compte qu’on parle exactement de la même façon du théâtre. En France, on s’est longtemps sentis isolés, même esthétiquement. Avec Marthaler, nous avons une vraie affinité artistique. C’est très rare.

Largeur.com: Comment trouvez-vous le Schiffbau?

Macha Makeïeff: L’atmosphère, les matériaux utilisés sont magnifiques. C’est une véritable fabrique à spectacles, j’aime cela. Il y a à la fois de l’élégance et une très grande brutalité, quelque chose de sophistiqué et de très affirmé. C’est très zurichois. Le seul autre endroit où l’on pourrait trouver cela est New York.

Largeur.com: Quel sera le thème de votre prochain spectacle?

Jérôme Deschamps: Il s’intitulera «La Cour des grands», nous le créerons à Rennes, en mai prochain. Il montrera comment on nous pousse à nous entraîner, psychiquement et physiquement, à devenir excellents. Pour écraser l’autre. Pour être conditionné à la mentalité start-up. Mais, après l’effort, il y a l’abattement: avec la seule idée d’effort, on va droit dans le mur.

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«Les Pensionnaires», par la Compagnie Deschamps & Deschamps, Théâtre du Crochetan à Monthey, le 7 décembre. Réservation Billetel.