A la suite d’un accident, Eric Grassien s’est retrouvé dans une chaise roulante, «tordu comme un vieux cep, suscitant plus de regards apitoyés ou effrayés que d’élans fraternels». Il raconte son combat dans une belle autobiographie.
«Je traversais la route – au vert, en plus! Une voiture a grillé le feu et m’a ramassé de plein fouet. Je me suis retrouvé à l’hôpital, la moëlle épinière écrasée. J’ai passé deux mois dans le demi-coma, à entendre vaguement ce qui se disait autour de moi, sans pouvoir parler ni ouvrir les yeux. Puis je suis revenu.»
C’est en ces termes qu’Eric Grassien évoque, dans son autobiographie, l’accident survenu en 1989 qui lui laissera de sévères séquelles. Il en parle sobrement, et même avec un certain humour.
«L’Eric qui sort de cet hôpital, deux ans plus tard, n’était plus tout à fait le même, croyez-moi. Les centres nerveux commandant la parole et les membres ayant été touchés, cet Eric-là se déplace aujourd’hui en chaise roulante, parle avec difficulté, maîtrise difficilement ses gestes, se retrouve tordu comme un vieux cep, suscitant plus de regards apitoyés ou effrayés que d’élans fraternels.»

Eric Grassien sait que notre société n’est pas tendre envers celles et ceux qui ne correspondent pas aux normes. Il devra donc se battre pour y reconquérir sa place et surtout pour la conserver. Conscient de sa différence, qu’il assume sans complexe, il est quelquefois exaspéré par l’attitude des gens. «Pourtant, nom d’une pipe, c’est bien moi! Me voilà au monde dans cet habit-là et, si je ne l’ai pas choisi, j’ai du moins décidé de le garder et de m’y faire.»
Son regard sur les autres est sans complaisance ni amertume. Il peut être pesant, note Eric, «d’être en spectacle 7 jours sur 7, à toute heure de la journée. Parfois, les plus francs (et hélas parmi eux les plus cons!) me disent qu’ils en ont marre de voir ma gueule. Je leur réponds alors qu’il n’est pas obligatoire de rester à mes côtés.»
Cet épisode un peu acide met d’autant mieux en évidence la scène où une petite fille grimpe spontanément sur les genoux de Grassien, lui plaque un bisou sur la joue assorti d’un «Au revoir, Eric!» aussi naturel que taquin.
Ces exemples corroborent l’opinion de l’auteur selon laquelle le handicap est avant tout dans la tête des gens – souvent aussi dans leur regard. D’où des réactions étranges qui traduisent, en vrac, la peur, le dégoût, le rejet de tout ce qui s’éloigne de la normalité apparente. Grassien nous le fait comprendre avec une rare lucidité et un talent certain. Il s’adresse autant à nous autres lecteurs qu’aux décideurs du monde politico-économique.
Cet enfant de la DDASS, qui n’a plus de parenté en France où il a vécu, vient clandestinement en Suisse – donc sans permis de séjour, ni couvertures sociales. Dans son fauteuil roulant électrique (mais Eric préfère l’expression «chaise roulante»), il sillonne les quais des gares de Suisse où il vend inlassablement le journal de rue Objectif Réussir. Une activité qu’il exerça d’abord «au noir», grâce à Jean-Pierre Lambert, fondateur de ce journal, qui n’hésita pourtant pas à se mettre dans l’illégalité en intégrant Grassien à son équipe.
Il faudra lutter longtemps, âprement, pour qu’Eric ne soit pas expulsé de Suisse et y obtienne enfin un permis de séjour – donc le droit de travailler légalement à Objectif Réussir. Précisons que les médias y ont largement contribué (24 heures, L’Illustré – sans oublier Zig Zag Café, l’émission de la Télévision romande).
Ces interventions de la presse ont ainsi révélé à un large public le vécu difficile d’une forte personnalité que l’adversité aurait pu mettre définitivement K.O. Les lecteurs et téléspectateurs se sont alors sympathiquement mobilisés pour que cet homme libre ait les moyens de vivre décemment – notamment un logement accueillant, à Lausanne.
Après avoir remercié tous ceux qui l’ont aidé, l’auteur s’adresse aux journalistes dans sa conclusion: «Qu’ils n’oublient pas que, pour un handicapé qui a les honneurs de la presse, des centaines d’autres n’ont pas cette chance et se débattent dans des difficultés sans issue. Qu’ils continuent donc d’informer leurs lecteurs et de les faire réfléchir à ces problèmes. Le but, c’est de donner des réponses globales. Le coup par coup, ça fait de jolies histoires pour émouvoir les cœurs sensibles. Mais ça ne change rien sur le fond. Il faut passer de la charité à la politique. Il reste beaucoup à faire.»
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«Un homme libre, le handicap à bras-le-corps»,
par Eric Grassien (éditions Labor et Fides, Genève, 2000, 115 pages)
