Au moins cinq personnes sont mortes sur les routes suisses pendant le week-end du Nouvel An. Samedi, sur l’autoroute A1 entre Kirchberg et Kriegstetten, vingt-cinq voitures ont été impliquées dans une série de carambolages. Une demi-douzaine de véhicules sont emboutis au même endroit dans la matinée de mardi. Et l’après-midi même, un autre accrochage provoquait un nouveau bouchon de 10 kilomètres.
Rien de particulier à cela: c’est chaque année la même chose. Des automobilistes meurent et d’autres se retrouvent prisonniers des embouteillages. L’occasion de réfléchir à nos comportements d’usagers de la route.
Deux rapports, un suisse et un britannique, ont été consacrés récemment aux causes d’accidents et aux moyens d’y remédier. Ils contiennent de surprenantes informations. J’y ai découvert une approche originale de l’agressivité au volant qui m’a fait penser au philosophe Emmanuel Lévinas.
Il faut remonter à 1946 pour trouver un nombre d’accidents mortels de la circulation inférieur à celui enregistré en 1999. Dans le même temps, le parc automobile a été multiplié par trente. Dès 1947, les décès n’ont cessé d’augmenter pour atteindre, en 1971, le record de 1773 tués.
Entre le début des années 70 et aujourd’hui, ce nombre a été réduit de deux tiers. Le rapport «Accidents de la circulation en Suisse, 1999» de l’Office fédéral de la statistique tente d’expliquer cette évolution. Limitation de vitesse, ceintures de sécurité, innovations techniques des automobiles, amélioration des routes, perfectionnement de la médecine d’urgence: toutes ces mesures expliquent le phénomène.
Le tribut payé à la route reste cependant beaucoup trop lourd. Comment le réduire encore? René Wittwer, responsable de l’éducation routière au Touring Club Suisse (TCS) estime «qu’un important potentiel réside dans la formation des conducteurs, dans l’éducation routière qui doit commencer dès le jardin d’enfants» (in magazine Touring, 14 décembre 2000).
Implicitement, il s’agit de calmer les conducteurs atteints de ce que les anglophones appellent la «road rage». Si nous n’en faisons pas partie, nous connaissons tous des personnes qui, dès qu’elles prennent le volant, deviennent très irritables, avec les conséquences tragiques que cela peut avoir.
Dans une récente étude (mentionnée par la Weltwoche du 14 décembre 2000, «Arger am Steuer»), l’Automobile Club britannique estime à 700 (sur son territoire pour l’année 1999) les victimes d’accidents ayant la colère pour principale origine.
Chargés de se pencher sur le phénomène, des psychologues des Universités de Leeds et de Manchester ont découvert que les comportements agressifs au volant ne dépendaient pas du sexe. Hommes et femmes se mettent également en colère. Leur fureur s’exprime de façon identique et dangereuse: appels de phare, coups de klaxon, vitesse excessive, queues de poisson, bras d’honneur, mépris de la signalisation…
Pourquoi une telle colère? Jusqu’ici, on connaissait les explications privilégiant le caractère très symbolique de la voiture. Au cœur du problème, on percevait la question de l’identité sexuelle. Plus un homme doute de sa virilité, moins il accepterait qu’on le dépasse. Une femme qui se défoule dans la vitesse et l’agressivité manifesterait son secret désir d’être un homme. Conclusion: plus on roule feutré, plus on est équilibré sexuellement.
Les chercheurs britanniques émettent une hypothèse plus originale: c’est à l’absence de contact visuel avec l’«autre» (automobiliste) qu’il conviendrait d’imputer cette colère au volant souvent observée chez des individus habituellement placides. A travers la vitre et à distance, l’«autre» est mal perçu. Il n’y a pas de face-à-face. Son visage reste invisible et ne peut remplir sa fonction: désamorcer l’agressivité et induire le respect.
Comment ne pas reconnaître là le fondement même de l’éthique d’Emmanuel Lévinas? Dans sa philosophie, la notion de «visage de l’autre» est centrale. Le visage fait entrer le sujet dans l’aventure de la responsabilité. C’est Autrui, dans sa présence même (son visage), qui fonde l’interdiction de toute violence et construit en moi l’exigence éthique.
«Le visage est ce qu’on ne peut tuer, ou du moins ce dont le sens consiste à dire: « Tu ne tueras point ». Dans le face-à-face, lorsque le visage d’autrui me regarde, il me concerne. Ce n’est pas par hasard que l’on bande les yeux de ceux que l’on fusille. Privé de regard, le condamné ne «concerne» pas le bourreau, il n’y a plus « sommation de répondre ».»
Philosophe et analystes des accidents de la route s’accordent à dire qu’en l’absence de face-à-face, l’homme perd son humanité. S’il est plaisant de découvrir, là où on ne la suspectait pas, une sorte de vérification d’une thèse philosophique, cela ne fournit pas de solution au problème posé. Comment calmer les énergumènes du volant?
Le Net compte de multiple sites dédiés à la conduite agressive et autant de recettes pour la combattre, qui ne permettront pas – tant que les voitures seront ce qu’elles sont – de palier l’absence du «visage de l’autre». Et si, ce dont je me suis toujours un peu moquée, la photo d’un être cher placée à côté du volant permettait d’apaiser ces fureurs? Et si le kitsch se révélait soudain thérapeutique?
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A propos de conduite agressive.
Un livre: «Road Rage and Aggressive Driving» de Leon James et Diane Dahl, Amherst, N.Y.
Et un excellent site, en français.
A propos d’Emmanuel Lévinas (1905-1995).
Ce n’est que depuis peu que Lévinas est reconnu comme l’un des penseurs les plus originaux et profonds de ce temps. Né en Lituanie, il entame en 1923 des études à l’Université de Strasbourg, puis s’installe à Paris. Pendant des années, il effectue hebdomadairement le voyage entre Paris et la Suisse pour y dispenser un cours à une poignée d’étudiants de l’Université de Fribourg (parmi eux, l’animateur de radio Daniel Rausis!)
C’est dans «Totalité et infini. Essai sur l’extériorité» (Livre de Poche Biblio Essais) que l’on trouve le fondement de son éthique basée sur le «visage de l’autre».