LATITUDES

L’illusion mise à nu à Neuchâtel

Avez-vous déjà croisé le regard d’un homme empaillé? Ou visité un poème de Rimbaud? Les trois grands musées neuchâtelois ont uni leurs efforts pour une triple expo étonnante.

J’aime beaucoup aller me promener du côté de Neuchâtel. N’ayant guère d’attaches dans le coin, j’ai le privilège de m’y rendre en touriste, l’œil grand ouvert, toujours en quête d’images attendues – le lac, les maisons de maîtres à flanc de coteau, la ville de pierre jaune – mais retrouvées à chaque coup avec un grand plaisir.

J’y suis allé récemment faire quelques pas sur les quais, boire une bière dans une brasserie dont la terrasse vitrée est irrésistible et, surtout, me laisser porter par «La grande illusion», l’essai philosophique développé en trois temps par les Musées de la ville.

Si vous vous laissez tenter, ne commettez pas mon erreur: j’ai commencé par le Musée d’ethnographie, puis les Beaux-Arts et enfin l’Histoire naturelle. J’aurais dû prendre le sens inverse, commencer par la bête qui peu à peu s’est faite homme, pour ensuite voir les activités de cet homme et, enfin, me laisser porter par ses rêves et son imaginaire.

Au Musée d’histoire naturelle, un choc immédiat dès l’entrée: l’illusion première créée par les être vivants est celle de vouloir sembler non-vivants pour se protéger: plantes mimétisées en minéraux, animaux simulant la mort pour échapper au prédateur.

Puis dès que l’homme s’en mêle, illusion créée par les techniques de naturalisation des animaux, attirail inventé par l’homme pour oublier les coups durs de la vie (jambe de bois ou œil de verre), représentations factices de la vie, désir d’éternité à travers la sculpture ou la momification. Et, sommet terrifiant de cet art morbide, un homme empaillé comme un vulgaire renard vers 1830, qui vous regarde comme si vous le croisez par hasard sur le quai d’une gare de la province française. Malaise, nausée, repli. Avec cette question insidieuse quelque part dans la tête: qu’en sera-t-il des clones dans un siècle? Vie illusoire? Mort illusoire?

Au Musée d’Art et d’Histoire, le propos est beaucoup plus éclaté, la cohérence moins évidente. La grande salle où Pierre Raetz a pu regrouper en toute liberté des œuvres de son choix m’a laissé perplexe. Pas quant à la qualité des œuvres – notamment les dessins de Frédéric Pajak ou de Martial Leiter, une toile d’Emilienne Farny, des photos de Jean Baudrillard – mais quant au discours sous-jacent. Pour Raetz, «nous nous trouvons toujours et encore dans l’espace vertigineux de l’obsession de l’illusion et du lessivage de la désillusion». Peut-être, s’il le dit.

Une salle plus loin, les historiens du Musée ont par contre frappé un grand coup en déployant sur les murs une quantité vertigineuse de boîtes d’archives et en invitant le visiteur à méditer sur les sources de toute recherche historique. En fin de parcours, une grande salle regroupe sous le titre «L’illusion mise à nu par ses conservateurs, même» des œuvres liées au thème de l’illusion. De Duarte à Vasarely en passant par une trentaine d’autres artistes, l’accrochage est des plus stimulants.

Chez Jacques Hainard, au Musée d’Ethnographie, l’illusion devient une merveilleuse fantasmagorie. On sait que Hainard ne manque ni de culot ni de génie. Mais oser prendre un poème de Rimbaud, le découper en seize tableaux et l’illustrer en autant de saynètes, il faut le faire! Le poème est superbe – il s’agit de «Après le déluge», tiré des «Illuminations»:

«Aussitôt que l’idée du Déluge se fut rassise,

Un lièvre s’arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes et dit sa prière à l’arc-en-ciel à travers la toile de l’araignée…»

Happé dès le début par deux scènes au premier degré, genre naïf, le visiteur est ensuite emporté dans un labyrinthe où la lecture de Rimbaud, poétiquement déconstruite, se heurte non seulement à des objets de la vie de tous les jours (nous sommes en ethnographie!) mais à un jeu de recherches visuelles et sensorielles absolument étonnant.

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La grande illusion, à Neuchâtel (Suisse). Au Musée d’Histoire naturelle, au Musée d’Art et d’Histoire et au Musée d’Ethnographie. Du mardi au dimanche, de 10h à 18h. Jusqu’au 21 octobre 2001.