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A l’heure du bilan, Bill Clinton paraît plus petit

Bill Clinton va nous quitter. En huit ans de fréquentation quasi quotidienne par le truchement des médias, on avait fini par s’habituer à ce jovial Américain débarqué de nulle part dans la campagne électorale de 1992 et qui se révéla d’une redoutable habileté politique.

Au moment des adieux, il convient de rendre hommage à son talent de chef de l’orchestre gouvernemental. En cette époque rétive aux idéologies, cette aptitude est essentielle: on n’ose plus attendre aujourd’hui d’un chef d’Etat qu’il ait des capacités de visionnaire, on est heureux s’il parvient à gérer son équipe sans trop d’accrocs. Incontestablement, Clinton y est parvenu.

Ses ministres – tous plus ternes les uns que les autres, je défie quiconque de se souvenir d’un nom d’ici trois ou quatre semaines, sauf les banquiers suisses qui, de leur vie, n’oublieront jamais le nom de Stuart E. Eizenstat! – ses ministres donc ont fait leur boulot honnêtement, ils ont veillé à ce que les administrations placées sous leur contrôle tournent dans le bon sens. Le comportement exemplaire me semble être celui de Madeleine Albright qui a dû parcourir des milliers de kilomètres pour porter la bonne parole, mais qui s’est limitée aux paroles, paroles, paroles…

Cette honnête moyenne dans le travail de tous les jours a permis à l’administration américaine de surfer sur une conjoncture économique très favorable (marquée notamment par le développement imprévisible de la Nouvelle économie) qui n’a pas été suscitée par Clinton mais qu’il a su utiliser au mieux. En fait, l’administration démocrate a hérité en 1993 des fruits de la globalisation lancée dix ans plus tôt par l’équipe Reagan. D’où la création d’emplois, d’où la prospérité des uns et la paupérisation accélérée des autres, ceux rejetés aux marges de la société.

C’est pour avoir été trop conforme à cette honnête moyenne et trop représentatif de ce qui en réalité est une médiocrité qu’Al Gore a perdu l’élection présidentielle.

Par ailleurs, Bill Clinton s’est révélé un champion de la communication. On l’a vu prendre toutes les poses, arborer une gamme infinie de sourires, rebondir sur les situations les plus scabreuses avec une désinvolture et un pragmatisme déconcertants, mais en préservant toujours la dignité de sa fonction. Même dans l’affaire déclenchée par ses relations avec Monica Lewinski, il est parvenu à retourner le scandale en sa faveur: il a fini par être ressenti comme un homme en accord avec son temps et ses modes sexuelles.

Si les puritains conservateurs n’ont pas gagné, c’est parce qu’ils apparaissaient comme des hypocrites plus que comme de valeureux défenseurs de la morale.

Pour nous Européens, c’est évidemment en politique étrangère que le bilan est intéressant à faire. Au moment de l’intronisation de Clinton en janvier 1993, les trois principaux partenaires des Etats-Unis sur la scène mondiale étaient en pleine crise. La récession frappait l’Europe qui par ailleurs était plongée dans la guerre des Balkans, premier conflit armé depuis la guerre mondiale. L’Union soviétique avait disparu depuis à peine plus d’une année (décembre 1991) et la nouvelle Russie se cherchait au milieu de mille difficultés. Clinton décida presque tout de suite de soutenir Eltsine comme moindre mal.

Le Japon était lui aussi en pleine récession, une récession déclenchée par les exigences monétaires (hausse du yen) de l’ami américain en 1985, une récession qui provoqua une crise politique, économique et sociale d’une ampleur sans précédent.

Aujourd’hui, huit ans plus tard, la Russie et le Japon sont toujours à genoux et si l’Europe va un peu mieux (elle vient de décider de se doter d’une force militaire autonome), elle est encore très loin d’avoir conquis une autonomie politique. Le reste du monde est, lui, toujours plongé dans un dur combat pour la simple survie.

Les Etats-Unis de Bill Clinton rayonnent donc de toute leur puissance sur le monde entier. Cette emprise s’exerce dans tous les domaines. Les sciences et la culture complètent admirablement l’économie et la politique. Les Etats-Unis attirent non seulement les cerveaux issus des hautes écoles techniques ou commerciales du monde entier, ils aspirent aussi les jeunes décidés à se vouer à la littérature, au cinéma, à la musique ou à la peinture. La domination américaine est totale.

Mais cette situation repose sur un paradoxe étonnant car le colosse a des pieds d’argile. La puissance américaine, incontestée et incontestable, ne serait rien sans le contrôle rigide qu’elle exerce sur ses sources d’approvisionnement énergétique et, donc, sur les émirats de la péninsule arabique et, singulièrement, sur un Etat clé de la région, l’Arabie saoudite qui fournit à elle seule le tiers de la production des pays de l’OPEP.

Or l’Arabie saoudite est la négation même de la civilisation contemporaine, non pas en raison de retards historiques, mais uniquement par la volonté délibérée de sa classe dirigeante. C’est le pays le plus étranger à toute conception des droits de l’homme, mais aussi à toute science et à toute culture.

Cet Etat neuf (il existe depuis trois quarts de siècles) est dirigé par une famille dotée de tous les pouvoirs. Il traite ses propres sujets comme des enfants et ses travailleurs étrangers comme des chiens, pratique une justice médiévale administrée par décollation ou lapidation, impose un fanatisme religieux défiant l’imagination.

Si la justice internationale et le droit d’ingérence n’étaient pas réservés à certaines actions politiques choisies, l’ONU devrait envahir immédiatement ce pays pour le protéger de ses démons et les dirigeants saoudiens devraient être expédiés à La Haye pour s’expliquer avec Carla Del Ponte.

La violence de ce régime dit sa faiblesse. Que les Etats-Unis doivent faire semblant de le considérer comme un partenaire civilisé montre que, bien malgré eux, les Etats-Unis sécrètent le venin qui leur sera fatal.

On en trouve un résumé particulièrement éclairant dans cet acte de foi du dirigeant de leur banque centrale, Alan Greenspan, dans un discours d’avril 1998: «Malgré le flux et le reflux de gouvernements aux convictions différentes, le paysage de l’économie mondiale n’en continue pas moins progressivement de se rapprocher toujours davantage des sociétés de marchés libres. C’est vrai en Europe de l’Est, en Amérique latine et en Asie. Même de nombreuses économies socialistes d’Afrique embrassent le capitalisme de marchés libres (…) Cette évolution multiséculaire est inscrite dans la nature de l’homme».

Comment l’Arabie pourrait-elle échapper à une évolution qui est dans la nature de l’homme?