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Explorateur de tendances, industrialisation des désirs

Le journal Libération, lundi 12 mars dernier, pages Emploi: des directeurs d’études et des chargés d’études senior sont recherchés par Ipsos, «groupe international d’origine française», «acteur mondial spécialisé dans les études au service des marques, des entreprises et des institutions» – ou disons en trois mots, comme l’annonce publicitaire le résume elle-même, «explorateur de tendances».

Diable. Dans son acception classique, la notion d’exploration suggérait un dispositif obligatoire: vous aviez d’une part un observateur et d’autre part un champ, ou un objet, suffisamment extérieurs à cet observateur pour que celui-ci puisse les considérer comme une instance neutre et par conséquent les décrire. On était donc explorateur en Asie, en Afrique ou dans les Amériques, «terrae» nécessairement «incognitae».

Puis les événements se précipitèrent et nous pûmes tous croire, jusqu’il y a peu, que la planète était tout bonnement cette petite boule bleue voguant dans l’espace interstellaire, d’autant plus indivisible que les réseaux de télécommunications modernes ne cessaient de l’unifier: le «monde» divers était devenu le «village» global.

Erreur! Les directeurs d’Ipsos ont réinventé l’Inconnu. S’inspirant de tous les managers modernes en «ressources humaines», expression signifiant bel et bien que les collaborateurs de toute entreprise constituent de nos jours une matière première comparable au café du Brésil voire à l’huile de palme, ils «explorent» leurs congénères comme si ceux-ci formaient un continent à découvrir. Nous voici donc en plein renouveau colonialiste.

Il s’agit en effet non plus de mater l’Indien sauvage ou le bon nègre de la jungle, qui ont disparu comme réalités autant que comme images. Non. Il faut traquer le client qui n’est pas encore client. Un objectif qu’un expert formula joliment lors d’un colloque organisé sur ce thème à Bordeaux voici deux ans: cela s’appelle «industrialiser les désirs» du consommateur. Ouf, le temps n’a donc pas vraiment passé. Notre civilisation s’en retourne à l’aube d’elle-même, et nous sommes à nouveau des pionniers…