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Le malheur dans la peau

Avec son sourire triste, ses grosses joues molles, ses sourcils à peine dessinés et sa couperose de buveur de bière, il n’avait rien d’un homme aimable. Il l’était pourtant. Jamais Edouard n’avait manqué une occasion de rendre service, de faire des heures supplémentaires pour alléger l’horaire de ses collègues ou de porter secours à une vieille dame.

Mais chacun de ses gestes tournait à la débâcle. Il portait la poisse. Tout le monde le savait. Il avait fini par l’admettre le jour où, par distraction ou maladresse, il avait mis le feu à l’appartement de son meilleur ami. De ce jour, plus personne n’osa l’inviter.

Depuis cinq ans, depuis ce fameux incendie, Edouard passait tous ses week-end seul, dans son lugubre studio des Pâquis. La télévision était son passe-temps favori. Quand il n’y avait plus rien à regarder, il remplissait mécaniquement les cases de ses mots fléchés qu’il choisissait de Force 1 pour n’avoir pas à réfléchir. Il s’ennuyait. Son avenir n’avait aucun sens.

Un dimanche où le soleil avait fait son apparition miraculeuse en plein mois de février, Edouard décida de sortir de chez lui et d’aller se promener.

Il marchait dans la bise depuis une demi-heure quand il vit une jeune fille presque nue, les pieds sur la barrière du pont de la Machine, qui s’apprêtait à sauter. Oubliant sa réputation, il courut vers elle et la retint par les mollets. La jeune fille le regarda avec stupéfaction : «Qui êtes-vous pour oser contrarier mes plans? Que savez-vous de ma vie pour m’empêcher d’y mettre un terme?»

Edouard enleva son manteau et le posa sur les épaules de la demoiselle, devenue bleue sous l’effet de la bise. «Je ne voulais pas vous faire du tort, Mademoiselle, excusez-moi. Si vous avez envie de remettre votre projet à plus tard, je vous invite à boire un verre…»

La jeune fille accepta. Au fond, rien ne pressait.

Attablée devant un thé à la menthe, elle lui raconta sa vie. «Cela fait trois ans, jour pour jour, que je n’ai plus adressé la parole à quelqu’un. Plus personne ne veut me fréquenter. On dit que je porte-malheur…».

Edouard se sentit tout à coup très concerné par le récit de la jeune femme qui expliquait dans le détail tout ce que lui-même vivait quotidiennement depuis cinq ans: la volonté de bien faire et l’incapacité d’y parvenir, les reproches de l’entourage lésé, la peur de commettre d’autres catastrophes, la paralysie que cette angoisse finit par générer et la solitude, la terrible solitude.

Par superstition, Edouard décida de ne rien révéler de sa propre expérience. Pour une fois qu’il n’avait rien à se reprocher! Après avoir parlé quasiment sans ponctuation pendant deux heures, Joëlle – c’était son prénom – le remercia de la qualité de son écoute. Edouard rougit et lui proposa de l’accompagner chez elle. Il n’avait plus savouré la compagnie d’une femme depuis si longtemps! La jeune fille ne se fit pas prier. Elle n’avait pas reçu de telle invitation depuis si longtemps!

En sortant de la brasserie, faisant appel à sa galanterie trop peu usitée, Edouard fit passer Joëlle devant lui. Il n’avait pas encore terminé d’enfiler son manteau qu’il entendit un bruit fracassant. Un camion qui avait quitté la route venait de faucher la jeune fille. Edouard se précipita vers la blessée pour lui prodiguer les premier soins, sans prêter attention aux cris désespérés des badauds qui avaient assisté à la scène. Bang!

Edouard n’eut vraisemblablement pas le temps de souffrir: la remorque du camion le tua sur le coup.