Robert est un vieux garçon bourré d’habitudes et de préjugés, notamment sur les femmes qu’il juge frivoles, cupides et capricieuses.
A soixante ans, il n’en a connu que cinq, dont une qu’il a failli épouser avant qu’il ne s’aperçoive qu’elle le trompait avec un joueur de football. Depuis trente ans, il vit dans un appartement spacieux dont les tapisseries et les meubles sont restés inchangés depuis la mort de sa mère, directrice d’une Ecole privée d’infirmières.
Dans l’immeuble, on le surnomme la vieille charentaise. Il ne le sait pas. De toute manière, il n’a aucun contact avec ses voisins.
Un matin de juillet, Robert reçoit dans sa boîte une lettre qui ne lui est pas adressée. L’écriture fine et ciselée de l’enveloppe l’attire. Une belle calligraphie de femme, élégante et racée. Poussé par la curiosité, il décide d’ouvrir la lettre:
«Cher, très cher André,
J’ai bien reçu votre lettre du 23 juin. Vous dire qu’elle m’a fait plaisir serait une litote, elle m’a remplie de bonheur! Je l’ai lue dans mon jardin, sous la tonnelle, en buvant un thé de menthe fraîche.

Je l’ai ouverte sans précipitation, les doigts tremblant, la bouche sèche et le cœur juvénile. J’ai savouré chaque mot comme une friandise d’enfant, lisant entre les lignes ce que, dans les lignes déjà, vous me disiez pourtant sans fausse pudeur, avec délicatesse et ferveur.
Oserais-je vous confier que certaines de vos métaphores m’ont fait rougir comme une adolescente? Oserais-je vous avouer que quelques unes de vos phrases ont eu sur moi l’effet de caresses hardies?
Je ne sais pas à quoi votre visage ressemble – les photos sont toujours trompeuses – mais je sais à vous lire la beauté de votre âme et l’élégance de vos exigences. Je rêve de vous la nuit. Cela ne m’était pas arrivé depuis si longtemps…. Je ne pensais pas qu’à 58 ans la vie m’offrirait ce luxe de me croire encore jeune fille, jeune fille désirée et désirante.
Je sais, cher André, que je m’emporte, que mon lyrisme ne sied pas forcément à une femme qui, comme moi, a connu deux maris et élevé cinq enfants. Mais que voulez-vous! Contre le cynisme ambiant, je ne peux que répondre de mes émois les plus simples.
Sachez que votre lettre, et la promesse qu’elle contient, m’ont mis le cœur à l’envers.
Même si mon empressement peut vous paraître de la légèreté, je crois le moment venu de nous rencontrer. J’ai hâte d’entendre votre voix et de mettre une image, une présence, une voix, sur ces belles lignes que je porte dans la poche gauche de mon tailleur, exactement au niveau du cœur.
Pardonnez-moi si j’outrepasse mon rôle – mais les temps ont bien changé depuis notre jeunesse! – en vous avouant mon impatience et en vous fixant un rendez-vous le plus vite possible. Que diriez-vous du samedi 3 juillet, à 20h30, au restaurant «Le Mousquetaire»? Je serai votre Milady, vous serez mon d’Artagnan.
Si cette date ne vous convenait pas, appelez-moi au 789.75.88 ou informez-en l’agence qui me fera suivre votre courrier.
Dans la réjouissance de ce moment tant attendu, je vous souhaite, mon bel ami, tout ce qu’une femme comblée peut désirer pour l’homme qu’elle aime.
Votre Marguerite.»
Robert relit la lettre plusieurs fois. A la dixième lecture, il se sent ému, troublé, excité. Il se demande à quoi peut bien ressembler cette femme déjà mûre mais tellement sensuelle dans l’expression de ses sentiments.
Sans penser à mal, Robert décide de se faire passer pour André et de se rendre au rendez-vous. Pour l’occasion, il s’achète deux nouveaux costumes et va se faire couper les cheveux.
Pendant les cinq jours qui précèdent le rendez-vous, il se débarrasse de tous les vieux journaux qui encombrent son appartement, descend à la cave les trente maquettes d’avions qui ont rempli pendant des années ses soirées en solo et exécute, en chantant, cinquante pompes par jour.
Six mois plus tard, Robert est venu au Salon pour nous informer de son mariage avec Marguerite, «une veuve délicieuse qui a fait chavirer mon cœur». L’amour l’avait rajeuni de dix ans. Il n’avait plus rien du vieux célibataire aigri, râleur et sinistre. Comme tous les amoureux du monde, il aimait la planète entière. Sans être mesquine, j’ai pu le constater à son royal pourboire.
J’ai appris bien des années après, que Marguerite n’avait jamais été dupe de la véritable identité de Robert et du mensonge qu’il avait trouvé, lors de leur première rencontre, pour justifier l’emploi de son pseudonyme.
Qu’importe André ou Robert! Toute à sa joie de se sentir revivre, elle n’avait pas voulu rompre le charme d’un authentique coup de foudre.