Après bien des déboires, Anne était enfin amoureuse. L’homme de sa vie s’appelait Philippe. Il était chimiste dans une société pharmacologique. Elle l’avait rencontré dans la salle d’attente de son dentiste. Coup de foudre! Le soir même, ils dînaient ensemble. La semaine suivante, elle emménageait chez lui.
Anne était très diserte sur Philippe. De lui, on savait tout: son premier mariage désastreux, son divorce qui l’avait privé de ses deux enfants, son stage de six mois en Californie, sa maison de campagne entièrement refaite par lui, sa générosité, ses deux grains de beauté en forme de géranium sur la joue gauche, ses mains chaudes, ses yeux bleus pétrole, sa voiture de collection, une Jaguar qui avait servi au tournage d’un film avec Harrison Ford et même ses goûts en matière de femmes.
Anne était fière, très fière de son Philippe, pourtant elle ne l’avait encore jamais présenté, pas même à ses intimes. Il y avait un mystère Philippe. Qui était-il? Et d’abord, existait-il vraiment?
Certains des amis d’Anne la crurent mythomane; d’autres imaginèrent que cet homme tellement parfait devait cacher une tare énorme. Les hypothèses les plus farfelues coururent à son sujet: cul-de-jatte, trafiquant d’armes, bigame, travailleur au noir, nain, homosexuel, prêtre en disgrâce, repris de justice, handicapé moteur, espion, salopard et peut-être même…femme. C’en était trop!
Anne avait senti ces rumeurs et soupçons. Pour y remédier, il n’y avait qu’une solution: faire le grand pas. Le 15 août, dans son jardin d’Essertines, elle inviterait une quarantaine d’amis et parents pour leur faire connaître Philippe.
A 19 heures le jour dit, tous les invités étaient là. Même la grand-mère nonagénaire avait fait le voyage. Le jardin était noir de monde. Il ne manquait plus que Philippe. A 19h30 tapantes, Anne fit un discours près du barbecue:
«Mes chers amis, je vous ai conviés aujourd’hui à une petite fête estivale. Parce que je vous aime bien sûr, mais surtout pour vous présenter officiellement celui qui occupe tous mes jours et toutes mes nuits depuis quatre ans. Ce n’est ni l’homme invisible ni l’Arlésien. Je l’aime profondément, et pourtant, je dois l’avouer, je n’ai jamais osé jusqu’à ce jour m’afficher avec lui. J’ai redouté vos moqueries; craint pour mon image. Philippe le sait; il en a souffert, mais ne m’a jamais forcée.
En me comportant comme je l’ai fait, je me rends compte que je l’ai nié. Nié dans sa réalité, dans son être, dans sa singularité. Philippe, je te demande pardon d’avoir eu honte de toi. Une femme qui aime, et qui est aimée comme je le suis, devrait pouvoir tout assumer. Excuse-moi, et viens nous rejoindre, s’il te plaît».
Philippe sortit lentement de la maison. Tous les regards convergèrent vers lui. Une rumeur d’étonnement, peut-être même de dégoût, émergea du jardin. Philippe n’y prêta aucune attention; il avait l’habitude. Il salua un par un tous les invités et eut un mot gentil pour chacun d’entre eux. Après avoir péniblement fait le tour du jardin, il alla vers Anne, la prit dans ses bras et entama avec elle une petite danse sur «La Javanaise» de Gainsbourg, qu’il dût rapidement interrompre, manque de souffle.
Malgré leur premier effroi, les convives tombèrent rapidement sous le charme de cet homme hospitalier et généreux, auquel Anne semblait si attachée. Son sourire de dauphin, son humour sur lui-même et sa délicatesse à se soucier du bien-être de chacun surent toucher le cœur des plus méfiants. Au bout d’une heure de festivité, plus personne n’avait envie de se moquer des 168 kilos de Philippe.