Champion du populisme alpin, Christoph Blocher est le seul politicien suisse capable de défendre un discours cohérent répondant aux questions essentielles qui tracassent la population. Il affine en permanence son idéologie.
Sa dernière initiative n’est autre que le financement du spectacle qui se déroulera pendant le mois d’août 2001 à l’île Saint-Pierre, sur le lac de Bienne. On y verra «Le Devin du village» de Jean-Jacques Rousseau et «Bastien et Bastienne», pièce lyrique inspirée à Mozart par l’œuvre de Rousseau.
En produisant ce spectacle, Blocher illustre habilement les origines de ce populisme alpin que, pour ma part, j’explique par le décalage existant désormais entre un monde idyllique, rêvé, fantasmatique et le monde réel.
Etant né dans les Alpes où, dieu merci, je n’ai pas pris racine, je suis très sensible à la tromperie politique que représente le populisme alpin. En quelques balades culturelles, estivales et alpines, je me propose de dévoiler les fondements de cette tromperie.
Par les hasards de l’existence et des rôles de l’administration des douanes, qui employait mon père comme garde-frontières, je suis né à Lourtier, village haut perché du Val de Bagnes entouré de cultures en terrasses où dominaient alors la pomme de terre, le seigle et la fraise. Les vaches étaient petites et noires, les chèvres allègres et fofolles, le taureau, en face de l’école, inquiétant. Je passais toujours de l’autre côté du chemin quand je le voyais dans son enclos.
J’en garde le souvenir d’une prime enfance ensoleillée. Chaque année, fin mai début juin, un char attelé à un mulet s’arrêtait devant la maison et les hommes le chargeaient de matelas, casseroles et cartons de vaisselle, de linges et de vêtements. Les enfants se lovaient au milieu de ce fourbi, les adultes suivaient à pied en direction de la douane d’été à Fionnay où nous passions la belle saison. C’était la guerre. Dans les hôtels de la petite station, une clientèle d’Alémaniques fortunés, soucieux de s’éloigner de la menace nazie, avait remplacé les alpinistes anglais.
Même si la petite église du village était révolutionnaire, les images de ce temps que je porte encore en moi appartiennent à un monde disparu: le rite de l’abattage du cochon chez le voisin d’en-dessous, la chaleur des discussions mi-patois mi-français le matin ou le soir à la laiterie, l’image furtive du fromager pissant dans le chaudron pour activer la coagulation, la rentrée des chèvres et des vaches après leur journée de pâture, le cheminement interminable pour descendre au Châble assister à la messe dominicale en l’église paroissiale
Nous avons quitté la vallée peu après la fin de la guerre pour une douane perdue dans la forêt du Risoux dans le Jura vaudois. Effrayé à la perspective de me voir partir chez les hérétiques, le curé, un chanoine de St-Maurice, insista pour m’arrimer à la Sainte église catholique, apostolique et romaine en me faisant faire ma première communion malgré mon très jeune âge.
Cette communion, l’obscurantisme qui y présida, resteront toujours à mes yeux le dernier soubresaut d’un monde révolu.

Gérard Delaloye à sa première communion, en 1946.
La vallée elle-même était en pleine mutation: devenue le champ clos des prospections des géomètres, arpenteurs et ingénieurs qui préparaient la construction du barrage de Mauvoisin, elle attendait avec impatience le chantier qui devait lui apporter prospérité et modernité. En quelques années, Bagnes fut propulsé en plein XXe siècle.
Perdant une civilisation ancestrale, la vallée perdit aussi son âme, l’eau. Et avec elle le murmure des ruisseaux, le fracas des cascades, le rugissement des torrents bientôt remplacés par le tintamarre des moteurs à explosion. Et le bruissement discret des comptes en banque. Les familles qui se partageaient difficilement à quatre la propriété d’un mulet ont chacune aujourd’hui leur 4×4 pimpante.
Il ne reste aujourd’hui que le souvenir d’une culture disparue, même si je connais encore des Bagnards qui, plutôt que de parler de l’année de leur mariage, disent «Quand nous avons mélangé les vaches». De mon enfance, il m’est resté un grand attachement au monde alpin qu’adulte j’ai appris à connaître en parcourant ses vallées et ses sentiers, en lisant les écrivains qu’il inspira, en étudiant son histoire.
Cet attachement n’a rien à voir avec la nostalgie: les montagnards d’aujourd’hui vivent mille fois mieux que leurs grands-parents. Mais il reste chez eux des blessures mal cicatrisées, des frustrations difficiles à effacer, des désarrois proches de l’angoisse. C’est peut-être pour cette raison que les charlatans qui, au nom du populisme alpin, cherchent à tirer un profit politique de ces faiblesses me hérissent le poil.
A suivre…
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