A-t-on encore le droit d’aimer «Lolita» à l’ère post-Dutroux? C’est la question posée par Rachid Hema dans sa première chronique «Livre» pour Largeur.com.
Bonne journée: le conseiller d’Etat Peter Aliesch se répand en excuses publiques, Kim Jong Il poursuit son tourisme blindé en Russie, Clinton annonce qu’il va publier ses mémoires et je viens de lire «Lolita» de Vladimir Nabokov.
Disons plutôt que je viens de le relire. Lentement. Délicieusement. En laissant agir la beauté fatale de cette prose qui, dès les premières lignes, vous met littéralement le roman en bouche: «Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins. Mon péché, mon âme. Lo-lii-ta: le bout de la langue fait trois petits pas le long du palais pour taper, à trois, contre les dents. Lo. Lii. Ta.» On en salive…
Les intoxiqués de Nabokov auront bien sûr noté que la langue fait ici «trois petits pas», et non «trois petits bonds» comme dans la précédente traduction d’Eric Kahane. Maurice Couturier, qui signe la traduction nouvelle, affirme avoir corrigé les défauts de son prédécesseur (libertés abusives, approximations, contresens, barbarismes…). On le croit sur parole, faute d’avoir conduit jusqu’à son terme l’exercice de comparaison systématique auquel se serait certainement livré un critique sérieux.
Il faut donc remercier Maurice Couturier d’avoir longtemps transpiré pour nous permettre de retrouver «Lolita». Le prodigieux récit d’une attraction démoniaque. La confession féroce d’un certain Humbert Humbert, universitaire européen exilé aux Etats Unis, qui se damne pour le corps soumis d’une «nymphette». La fuite hallucinée de ce quadragénaire cynique, esclave de ses délectations secrètes, qui entraîne sa proie sur les routes américaines, avalant des milliers de kilomètres, prenant son plaisir à l’abri des motels, ponctuant sa descente aux enfers d’arrêts dans les restos routiers et les milk bars où l’on sert des glaces nappées de sirop synthétique.
Publié pour la première fois en 1955, le roman se déroule à la fin des années 40. Mais rien n’interdit d’imaginer Lolita aujourd’hui, qui écouterait Eminem en baillant, ou mordillerait son crayon en répondant aux tests plutôt salaces dont les magazines pour jeunes filles remplissent leurs numéros d’été. Lolita, Lolita… Ce nom n’a pas cessé de faire entendre sa petite musique: mélange de grâce acidulée et de séductions dangereuses.
Mais gardons la tête froide et la libido au repos. On y est encouragé par le même Maurice Couturier qui, outre son rôle de traducteur, donne aussi une préface nouvelle. «Le contexte social et culturel, a changé, souligne-t-il. Il est donc devenu plus malaisé aujourd’hui, à bien des égards, de prendre un plaisir esthétique relativement serein à la lecture de ce roman incandescent.»
On respire ici l’euphémisme et l’embarras. Pour le dire clairement, a-t-on encore le droit d’aimer «Lolita» à l’ère post-Dutroux?
Car, tout de même, cette enfant n’a guère que onze ans quand Humbert Humbert l’entraîne dans ses turpitudes… Les mots justes seraient d’ailleurs «crime» ou «viol», et le narrateur finit par l’avouer: «Pas une seule fois elle ne vibra sous mes caresses…»
Est-il dès lors tolérable que l’on pactise, fût-ce sous les auspices de la meilleure littérature, avec de pareils fantasmes? Si l’on pose les choses ainsi, les jeux sont faits: face à cette sorte d’indignation, le souci de «prendre un plaisir esthétique relativement serein» ne pèse pas bien lourd…
Alors bon, que faut-il faire? Oublier «Lolita»? Regretter le plaisir qu’on y a pris? Expier?
Le mieux serait encore que chacun se mette à lire ou relire «Lolita». On s’apercevrait ainsi que la tension qui nous préoccupe, entre le crime et l’esthétique, habite également le cœur du livre. Que ce cher Humbert Humbert, écrivain et professeur de lettres, se représente comme Dante «follement amoureux de Béatrice qui n’avait que neuf ans». Et que Nabokov conduit jusqu’à ses limites extrêmes cette tentative de sublimer les démons de la chair par la jubilation artistique. Il y a là de quoi éclairer la face ombreuse de nos déchirements: le roman permet bel et bien une continuation de la pensée par d’autres moyens.

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«Lolita». De Vladimir Nabokov. Traduit de l’anglais par Maurice Couturier. Gallimard.
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Rachid Hema, journaliste, travaille à Lausanne. Il entame aujourd’hui sa chronique Livre sur Largeur.com.
