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Une Amérique qui se défonce aux antidouleurs

Un analgésique destiné aux malades en phase terminale provoque des overdoses à la chaîne aux Etats-Unis. Son flash serait plus puissant que celui de l’héroïne. Enquête de notre correspondante à New York.

La cassette qui m’a discrètement été donnée par un assistant du procureur de London, Kentucky, est de mauvaise qualité. Images en noir et blanc. Caméra statique. Le son parfois brouillé. Mais la scène est distincte. Un homme, dans la trentaine, entre dans un salon où se tiennent deux femmes assises sur un canapé.

Passées les politesses d’usage, l’homme sort de sa poche un sachet en plastique et dépose, en les comptant, des pastilles blanches sur la table. 58 au total pour un montant de 1050 dollars. Les deux femmes payent leur dû sans broncher.

«L’OxyContin est le nouveau fléau des Appalaches, m’expliquait alors Stephen Smith, procureur du tribunal lors de mon séjour au Kentucky ce printemps. Nous avons coffré ce dealer grâce à une caméra cachée. Certains jours, jusqu’à 50 voitures faisaient halte devant son bungalow. Ça nous a mis la puce à l’oreille.»

Les histoires de ce genre, je m’en rendrai compte à mon retour à New York, ne sont pas réservées à l’ouest du Kentucky. Depuis un peu plus d’un an, des dizaines de petites villes reculées des Appalaches, de la Virginie et du Maine en particulier sont ravagées par une nouvelle drogue aux effets dévastateurs: l’OxyContin, appelée aussi Oxycon ou plus familièrement Oxy.

«Une épidémie, n’hésitent pas à dire les autorités de ces Etats. L’Oxycon, produit par la firme Purdue Pharma, est un antidouleur puissant, en fait un opiaminé synthétique, prescrit aux cancéreux et aux malades du sida en phase terminale. Pris normalement, il n’entraine aucune dépendance. Mais les drogués écrasent les pastilles, supprimant ainsi leur effet-retard, pour en sniffer ou s’injecter la poudre obtenue. Le flash serait plus puissant que celui de l’héroïne.

«Ce truc rend les gens fous, ils cambriolent des pharmacies, menacent des médecins pour obtenir des ordonnances», m’expliquait Cristel, serveuse au Shillow Restaurant de London. Stephen Smith confirmera ses propos: «Il y a eu 53 overdoses l’an dernier rien que dans l’est du Kentucky.» L’Oxycon est en passe de devenir un substitut de l’héroïne quand il ne conduit pas à l’héroïne. Dans certaines banlieues, celles de Pittsburg notamment ou de Miami, des accrocs à l’Oxycon ont passé à l’héroïne car elle devenue moins cher que l’antidouleur.

Son écoulement, outre les cambriolages et les fausses ordonnances, est souvent dû à des médecins peu scrupuleux, mus par l’appât du gain. L’Oxycon se négocie à 1 dollar le milligramme, soit 40 dollars la tablette de 40 milligramme. C’est aussi la première fois, relèvent les spécialistes, qu’un antidouleur aussi fort, agréé par les autorités sanitaires, est prescrit par des médecins généralistes, suite à une intense promotion de Purdue Pharma auprès des médecins privés.

«Un médecin a déjà été arrêté à London et sept autres sont sous surveillance», poursuit Stephen Smith. Des histoires circulent aussi sur ces malades chroniques, souvent peu fortunés, qui ont trouvé la combine. Ils revendent leurs Oxys, légalement obtenus sous ordonnance, se font jusqu’à 2000 dollars par mois (une fortune dans ces régions) et palient leur douleur avec des antalgiques moins puissants, disponibles sans ordonnance.

Le phénomène a pris une telle ampleur que la Virginie vient de créer une task force pour lutter contre la déferlante. Le fabricant, accusé de n’avoir pas suffisamment informé le corps médical des effets secondaires pernicieux de son produit, s’est associé à ces efforts et finance une campagne d’information. Il travaillerait même à une nouvelle version où l’effet retard ne pourrait être supprimé. Mais il est soupçonné de traîner les pieds.

Une enquête récente du New York Times Magazine montre comment Purdue Pharma a financé pendant des années des campagnes en faveur de l’utilisation d’analgésiques à base d’opiaminés pour des douleurs non chroniques et moins aiguës. Dans le corps médical, on craint que l’emploi abusif de cet type d’analgésiques n’entraîne leur interdiction pure et simple, alors qu’ils demeurent à ce jour, les seuls palliatifs contre les grandes souffrances physiques.

Ce débat n’est pas sans rappeler celui, au siècle passé, sur l’utilisation de l’opium comme antidouleur. De la même manière qu’à l’époque, la polémique aux Etats-Unis se situe entre les tenants d’une médecine luttant aussi bien contre la maladie que contre la douleur et les partisans d’un contrôle très strict de toute substance causant une dépendance.