«Neige ou vent, peu importe. Ce soir, pour célébrer les deux cents ans de la première ascension du Grossglockner, je l’escaladerai en nocturne», fanfaronnait Jörg Haider le 28 juillet 2000. La montagne étant, avec ses 3800 m, le point culminant de l’Autriche, tout était en place pour un de ces événements médiatiques dont le politicien autrichien est friand, avec ce qu’il fallait de journalistes et de photographes, de chaînes de télévisions et de fanfares champêtres.
Comme le rapportait le Corriere della Sera du lendemain, Haider n’a pas manqué de lancer une pointe envers la France dont le président passe pour l’adversaire le plus sournois de la petite Autriche: «Il y a deux cents ans, quand les paysans carinthiens ont vaincu le Grossglockner, notre patrie était occupée par les troupes de Napoléon. Les soldats français terrorisaient et pillaient notre pays. Aujourd’hui, j’invite les alpinistes et les touristes français à venir visiter notre pays. Nous saurons les accueillir avec notre sens de l’hospitalité.»
Le fort vent qui soufflait ce soir-là fut suffisamment dissuasif pour empêcher le gouverneur de la Carinthie de parader devant les caméras en costume d’alpiniste. Mais le message ne manquait toutefois pas de sens.
En général, les thèses de Jörg Haider sont considérées comme relevant du fascisme. L’homme est en effet issu d’une famille nazie et il en est fier. Il doit sa fortune à un héritage douteux, fruit de l’expropriation d’une famille juive. Il s’est de surcroît permis, au cours des années passées et alors qu’il était déjà un dirigeant politique en vue, de louer de manière visible quelques réalisations hitlériennes et même d’ironiser sur les camps de concentration, avant de revenir sur ses propos.
Dans un article remarqué paru dans Le Monde, Alexandre Adler a montré combien Haider se voudrait à la fois héritier et héraut du pangermanisme. Les partisans les plus farouches de ces nationalismes extrêmes viennent souvent des marges de l’espace qu’ils défendent. Il est vrai qu’aujourd’hui, Jörg Haider compte parmi les rares politiciens germaniques à oser empoigner à nouveau la question des Sudètes ou à exiger que la République tchèque ou la Slovénie répudient les lois anti-allemandes votées au lendemain de la guerre. Les potentialités destructrices du pangermanisme dans une Allemagne où ce discours est tabou, mais les blessures encore réelles et l’unification mal vécue, sont considérables.
Il serait vain de nier les tendances fascistes et pangermanistes du discours haiderien. Mais il est toujours dangereux d’expliquer le présent en ne faisant référence qu’au passé. L’époque des fascismes est révolue et les conditions matérielles des sociétés contemporaines sont très différentes de celles de l’entre-deux-guerres. Les partisans de Haider se situent certes à la droite de la droite, mais ni leurs méthodes ni leurs comportements ne rappellent le fascisme. Les maigres escouades de skinheads nostalgiques qui tournent autour d’eux ne font pas un parti.
Par ailleurs, la crispation sur Haider masque une autre réalité: le gouverneur de la Carinthie n’est pas seul à doter l’extrême droite de contenus idéologiques nouveaux. Il est entouré d’une galaxie d’hommes politiques dont le dénominateur commun est l’appartenance à l’espace alpin dans le sens large du terme, montagne et piémont étant englobés dans la même réalité politique.
Historiquement, ce lien entre la montagne et ses soubassements de plaine n’est pas nouveau: il explique le rayonnement de villes comme Lyon, Genève, Milan ou Munich en relation avec des flux commerciaux et culturels franchissant les Alpes et reliant le nord et le sud, l’est et l’ouest depuis des siècles.
Depuis quelques années, on parle de «populisme alpin» pour qualifier tant le FPÖ de Jörg Haider en Autriche, que l’UDC de Christoph Blocher et la Lega dei Ticinesi de Giuliano Bignasca en Suisse, la Lega Nord d’Umberto Bossi en Italie.
A côté de vieux thèmes de l’extrême-droite comme l’antisémitisme, ce populisme d’un type particulier repose sur deux solides piliers: l’exaltation acritique du libéralisme économique et un appel frénétique au réflexe identitaire. En dehors de ces points de large convergence, les dirigeants de ces mouvements ne craignent pas de recourir à l’opportunisme politique le plus plat. Mais l’on sait qu’en politique, la platitude et la banalité sont souvent rançon de la gloire.
En Autriche, Haider fait feu de tout bois et multiplie les prouesses sportives pour se maintenir à la une de l’actualité; en Suisse, Blocher ne craint pas de s’affirmer comme le seul opposant à une pensée unique prétendument dominante alors que son parti siège au gouvernement depuis trois quarts de siècle; en Italie, Bossi lance des proclamations indépendantistes ou trace les frontières d’une prétendue Padanie pour les oublier dans les semaines qui suivent et passer des accords électoraux avec les ultra-centralisateurs post-fascistes d’Alleanza Nazionale.
Ces comportements opportunistes, ce flou, ne sont pas dus au hasard. Ils tiennent aux racines mêmes de ce populisme alpin qui n’a pas encore eu le temps de se figer, tant la crise dont il est le produit est récente. Ils intéressent aussi les partis d’extrême-droite. En Belgique par exemple.
Ce nouveau venu sur la scène politique se nourrit des dépouilles de partis qui, jusqu’au tournant des années 1960, se réclamaient du conservatisme catholique avant de prendre le tournant de la modernité et de rejoindre la mouvance démocrate-chrétienne. De Nice à Klagenfurt, les conservateurs-catholiques – à de rares exceptions près, comme en Suisse, les enclaves agrariennes (UDC aujourd’hui blochérienne) et réformées des Alpes bernoises ou grisonnes – sont parvenus à se maintenir au pouvoir envers et contre toutes les révolutions à partir de la Contre-Réforme, il y a plus de quatre siècles.
Dans les vallées alpines et les zones de piémont qu’elles irriguaient, les bases matérielles de ce conservatisme-catholique ont disparu au lendemain de la Deuxième guerre mondiale avec l’irruption soudaine de la culture urbaine dans des régions jusqu’alors maintenues dans l’isolement. Société de consommation, tourisme de masse et médias électroniques ont rapidement eu raison des traditions. En quelques années, les bases idéologiques séculaires de ces sociétés ont volé en éclat.
Si les partis qui exprimaient ces aspirations ont encore pu résister pendant près d’un demi-siècle, c’est avant tout en raison du ciment formidable représenté par l’anticommunisme que les conservateurs parvinrent sans trop de difficultés à associer à un antimodernisme de façade. L’effondrement du bloc soviétique précipita la crise du conservatisme et ouvrit un boulevard au populisme qui sut reprendre à son compte la prétendue défense d’un patrimoine déjà disparu.
Ce mouvement ne va pas sans contradictions.
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La suite dans le prochain et dernier épisode:
Indépendance ou liberté?