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Une liberté très américaine dans les Alpes suisses

Pour comprendre l’adhésion suscitée par les Blocher, Haider, Bossi et autres Bignasca, il faut analyser le type de liberté qu’ils défendent. Ces politiciens surfent toujours sur le fil de la légalité. Le cas le plus extrême est celui de Bignasca, entrepreneur millionnaire en génie civil, propriétaire de bordels emprisonné pour cocaïnomanie, dont le crédit électoral n’a jamais souffert de ces excès.

La liberté dont ils se réclament n’a rien à voir avec le concept de liberté cher à Rousseau, mais est à rapprocher de la liberté dans son acception américaine, un concept fondé à la fois sur l’exigence d’indépendance et l’appartenance communautariste.

Les révolutionnaires américains de 1786 se préoccupaient de leur bien-être en luttant contre les taxes anglaises, sans se soucier le moins du monde du sort et de la condition des esclaves noirs ou des Indiens. Cette conception de l’indépendance a toujours nié – et nie encore! – avec cynisme et pragmatisme la liberté des autres au profit de ses propres intérêts nationaux ou communautaires.

Dans les Alpes, le même exclusivisme communautariste a fonctionné pendant toute la période dite de civilisation alpine, du XIIe au XXe siècle. En ce qui concerne la Suisse et l’esprit suisse, il convient de rappeler que Guillaume Tell, héros tutélaire de nos libertés, a popularisé jusqu’à nos jours une arme, l’arbalète, qui fut pourtant interdite, parce que trop meurtrière, par le concile de Latran en 1139.

Selon la légende, Guillaume Tell aurait vécu un siècle et demi plus tard. Or jamais l’historiographie suisse n’a mis en évidence cette particularité, cet aspect frondeur et peu respectueux de la loi de la part du légendaire héros.

Ce trait caractéristique de la mentalité alpine qui veut que l’individu adapte la loi à ses propres besoins au nom de la liberté est encore largement en vigueur un peu partout dans les montagnes et dans les régions de piémont qui leur sont proches. Il est toléré socialement, souvent même valorisé, si l’on parle d’activités réputées traditionnelles comme la contrebande ou le braconnage.

Les exemples ne manquent pas pour illustrer ces comportements. J’en retiendrai un, particulièrement significatif. Le bouquetin disparut du Valais vers 1850. Or le val de Bagnes fut le premier à pouvoir se vanter de sa réintroduction peu avant la dernière guerre. L’affaire, racontée par René Fellay, un ancien garde-chasse, fut rondement menée. On savait que les bouquetins survivaient au Gran Paradis, la réserve de chasse personnelle du roi d’Italie dans la vallée d’Aoste. Des braconniers bagnards en commandèrent quelques-uns à leurs compères aostains qui se chargèrent de les endormir et de les amener à la frontière.

Le 23 juin 1928, Maurice Troillet, Bagnard, chasseur, et homme fort du gouvernement valaisan pendant près d’un demi-siècle, monta en personne à Fionnay pour lâcher cinq bêtes dont il ne pouvait ignorer qu’elles avaient été volées. Sensibles peut-être au poids du parrainage, elles se donnèrent la peine de survivre et de se reproduire, ce qui ne fut pas le cas dans les Grisons où des tentatives de réintroduction furent aussi faites à l’époque, mais en vain.

Les bases matérielles de la civilisation alpine ont disparu au lendemain de la dernière guerre mondiale, mais son idéologie a pu survivre en jouant le rôle de rempart contre le communisme. On en a remarqué le vieillissement dès qu’elle a commencé à poursuivre les écologistes d’une haine absurde dans sa violence. La disparition soudaine de la bipolarité Est/Ouest l’a laissée désemparée, ouvrant toute large la voie au populisme.

Les leaders populistes sont avant tout des aventuriers de la politique en quête de pouvoir comme Jörg Haider ou Umberto Bossi, le précurseur italien, qui en vingt ans a dit tout et son contraire pour chevaucher ou réanimer la vague léguiste en Lombardie. En Suisse, Blocher et Bignasca sont des entrepreneurs qui ont fait fortune grâce à la mondialisation (Bignasca en Côte d’Ivoire et au Sénégal!) et qui prônent en politique l’exact contraire de ce qu’ils font tous les matins.

Leur succès politique ne s’est pas construit sur des propositions positives, mais uniquement en réaction contre le consensus qui tend à devenir la règle dans les grandes démocraties européennes. C’est l’Italie du compromesso storico des années 70 qui a généré la réaction léguiste, de même que les consensus politiques paralysant en Autriche ou en Suisse ont ouvert des boulevards à Blocher, Haider et Bignasca.

Si tous ces dirigeants de la droite populiste sont de farouches adversaires de la construction de l’Union européenne, c’est parce qu’ils savent que dans une Europe politiquement dirigée au centre, par divers accommodements du type cohabitation ou consensus, ils seront historiquement déconfits. Le jour où l’Europe sera devenue l’Etat fédéral que j’espère, ils ne pourront que constater, à la manière de la landsgemeinde du demi-canton d’Obwald, le 21 août 1848, que:

«Considérant que la nouvelle constitution fédérale porte atteinte aux libertés politiques et religieuses dont nous avons joui jusqu’à présent sans contestation, le peuple d’Unterwald-le-Haut la rejette; mais se soumettant à la force inévitable des circonstances, il se soumettra à son exécution.»