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«Ce que j’ai vu mardi à New York»

Je suis sans voix. Comment parler après une pareille horreur? Jour noir, jour d’angoisse sous un soleil fantastique dans son irréalité. J’ai appris la nouvelle comme tant d’autres, par le téléphone d’un ami inquiet pour moi. J’ai ensuite sauté sur mon poste de télévision. Un avion, détourné, a été projeté contre l’une des tours jumelles du World Trade Center, le centre financier de New York.

Et puis, quelques minutes plus tard, un autre avion. Contre la même cible.

La suite a été une succession d’horreurs. Peu de place pour l’analyse dans un premier temps, tant la monstruosité paraît irréelle. Les tours sont d’abord en feu, jusqu’à ce que l’une d’elles, la numéro un, s’effondre. Les scènes de rues racontées par les témoins sont insoutenables. Des gens sautant par les fenêtres pour échapper au pire.

Et puis, la seconde tour, la numéro deux, s’effondre à son tour. Et c’est tout un symbole qui disparaît avec ces deux bâtiments. La puissance financière américaine touchée en son cœur même. Mais je me fiche des symboles à cette heure-ci.

Des dizaines de milliers de personnes travaillaient dans ces tours. Je n’y avais pas d’amis, non. Mais des connaissances. Des gens rencontrés au cours d’interviews, de dîners, de cocktails. Je pense à Serena, la jeune porte-parole de Merrill Lynch qui m’avait si cordialement aidée lors d’un reportage. Je pense au serveur du «Windows of the World», le restaurant au sommet de la tour numéro un, qui nous avait offert une tournée de Margerita lors de notre dernière soirée là-haut, entre amis. C’était en juin.

Je pense aux jeunes mères qui viennent volontiers promener leurs enfants au bas des tours, devant cette merveilleuse fontaine. En ce moment, je n’ai rien à faire de la politique. Et je hais tous les poseurs de bombes du monde qui frappent ainsi à l’aveugle. Aujourd’hui, au cœur de ma ville.

Encore une explosion, la quatrième. Dans la rue, des centaines de personnes marchent vers le nord. Le bas de la ville est fermé. Nous sommes sans nouvelles pour l’instant d’une amie qui travaille à proximité des tours. Les métros sont fermés. Et de nombreux bus publics réquisitionnés par la police, les pompiers et les secours d’urgence. Il n’y a plus qu’un endroit où aller, vers le Nord.

J’apprends que tous les accès à Manhattan ont été bloqués. Ponts. Tunnels. Sommes-nous en état de siège?

Les premières images d’évacuation nous arrivent. Je descends à mon tour dans la rue, et c’est une marée humaine qui vient contre moi. Des centaines de milliers de personnes, pour la plupart en état de choc. Tous les buildings du sud de la ville ont été évacués.

Je croise de plus en plus de gens recouverts d’une fine poussière blanche. Une femme noire dans la quarantaine ne peut ravaler ses larmes. Elle travaille au WTC. «J’ai vu au moins six personnes se jeter par la fenêtre, du 60e, du 70e étage, c’est terrible.» Elle n’a pas de nouvelles de son fils qui fréquente une école non loin du centre d’affaires. Mais elle fait comme tout le monde, elle remonte vers le nord en espérant que, comme elle, il est hors de danger, qu’il tente aussi de rentrer vers le Bronx.

Un homme hurle à la guerre. «C’est un acte de guerre! Qui peut faire un truc pareil?» Je m’approche, comme plusieurs passants, de sa voiture pour entendre les dernières nouvelles sortant de son autoradio réglé à plein volume. Nous apprenons que deux ponts ont été réouverts, mais pour les piétons uniquement. Soulagement chez certains. Le retour à la maison prendra des heures, mais au moins, ils pourront retrouver les leurs. Je poursuis ma route vers le sud. Mais à Chinatown, c’est le barrage. Impossible de passer.

Un épais nuage de fumée recouvre tout le sud de l’île. C’est curieux, ce paysage sans les tours. Comme une main sans doigt. Plusieurs personnes m’ont parlé d’une neige noire. Je comprends maintenant ce qu’ils entendaient par là. Une fine poussière brunâtre se met à tout recouvrir, rues, voitures, passants. Des masques contre la poussière sont distribués dans la rue. Plusieurs personnes peinent à respirer. Et ces sirènes qui hurlent, hurlent, hurlent encore.

Je me remets mal du choc, aussi hébétée que mes concitoyens. Comprendre, à ce stade, paraît impossible. Les New-Yorkais se fichent des revendications et des commentaires politiques. Des milliers de gens sont encore sous les débris, et il faudra sans doute plusieurs jours pour prendre la mesure des dégâts, humains et matériels.

Quand je repense à l’article incendiaire que j’avais écrit alors sur le film «Etat de siège» et son scénario catastrophe bidon, je me dis qu’il n’était que le prélude de l’horreur survenue aujourd’hui à New York.