Si les attentats de New York et de Washington furent et demeurent médiatiques par excellence, c’est qu’ils nous sont parvenus de telle sorte que nous soyons durablement exemptés de tout traumatisme psychologique réel.
Premièrement, ils se sont déroulés en direct sous notre regard, c’est-à-dire exactement comme une fiction cinématographique ou comme un jeu électronique. La diffusion en boucle des faits en train de se produire a gavé nos rétines, et notre mental de téléspectateurs, d’un suspense exceptionnel en tant que tel.
Face à notre petit écran, nous nous sommes constamment réjouis d’être épouvantés. Les choses auraient été totalement différentes si les caméras de la télévision s’étaient braquées trop tard sur la catastrophe, après qu’elle se fût accomplie jusqu’au bout. Nous n’aurions eu dès lors qu’une scène de deuil irréversible sous les yeux, nous induisant au partage d’un chagrin non concurrencé par l’excitation.
Secondement, la mort n’a jamais quitté le huis clos des bâtiments percutés par les avions détournés. Hormis la silhouette de quelques personnes autoprécipitées le long des tours jumelles à Manhattan, nous n’avons strictement rien perçu, mardi, d’un dégât spécifiquement humain: ni corps ou visage dévastés, ni cris provenant des blessés.
Audiovisuellement parlant, tout nous fut signifié dans le cadre d’une maquette urbaine, de trajectoires aériennes parfaites dans leur précision balistique, et de figurants représentant idéalement l’affolement collectif dans la rue.
Ainsi les événements, en déficit persistant d’épaisseur humaine douloureusement matérielle, ne sont-ils logiquement parvenus qu’à susciter des réactions creuses – et d’autant plus sonores. Aux commentaires incantatoires du président George W. Bush évoquant la lutte du Mal terroriste contre le Bien national se sont donc ajoutées les expressions européennes d’une compassion bouffie dans son propre lyrisme.
Dans ce sens, il est révélateur que l’on confonde un enchaînement d’attentats avec la «guerre totale» qu’inaugura l’attaque de Pearl Harbour. Nous sommes et nous restons dans le spectacle, dans la superproduction, dans la suraffirmation et dans l’exhibition, voire dans l’exhibitionnisme, qui commande à notre pauvre Conseil fédéral de se «recueillir» officiellement pour songer aux milliers de victimes à New York et Washington.
Quand nos sept Sages manifesteront le tiers du quart de cette empathie pour le tiers du quart des Bengalis noyés lors des prochaines inondations saisonnières, on les applaudira. En rompant le système de ses préférences compassionnelles machinales, ils auront enfin démontré quelque aptitude pratique à l’universalité psychopolitique.