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«La Pianiste» qui ne jouissait pas

Certains croient peut-être repérer les sado-masochistes au premier coup d’œil. L’imagerie conventionnelle a l’habitude de leur attribuer accoutrements de cuir et tétons piercés. Mais le premier venu saurait-il sans se tromper pointer la cruauté perverse de telle mère de famille ordinaire? Ou de telle prof de conservatoire austère et réservée?

C’est que les rapports de force et de domination n’épargnent personne, soutient le cinéaste autrichien Michael Haneke d’un bout à l’autre de son œuvre. Ils se trouvent au cœur même des civilisations humaines (la judéo-chrétienne en tête), et leur assurent leur principale condition de survie, constate-t-il depuis ses «Fragments du hasard» jusqu’à «Benny’s Video» ou «Funny Games».

Sans la répression brutale de leurs pulsions, les individus s’adonneraient anarchiquement au viol et à l’assassinat, observe-t-il sans relâche. De fait chacun porte en son être la marque d’une « nécessaire » violence. D’une névrose qui se perpétue sournoisement sur le terrain sexuel, affectif, social.

Avec chaque nouveau film, Haneke traque les irruptions de cette agressivité persistante autant que larvée. Il les décèle dans les formules de politesse, les courbettes, les anodines pressions quotidiennes, les petites hypocrisies comme dans les explosions de rage ouvertes: dans la multitude de ces comportements qui font de chacun tour à tour la victime et le bourreau sur la dangereuse scène du commerce humain.

Pour «La Pianiste», dont le scénario s’inspire du roman d’Elfriede Jelinek, le réalisateur se penche sur le cas d’Erika Kohut (Isabelle Huppert, digne lauréate du prix d’interprétation féminine à Cannes cette année), produit malheureux de la bourgeoisie viennoise de notre temps. Et prisonnière de l’étouffante mainmise d’une mère elle-même frustrée (Annie Girardot, admirable), avec qui elle vit en vase clos.

Une longue introduction nous montre le sinueux circuit par lequel les questions, les recommandations, la surveillance, les ordres maternels conduisent la vieille fille à martyriser ses élèves de piano ou à mutiler ses propres organes génitaux, quand elle ne jette pas en pâture à sa libido malmenée une visite furtive au sex-shop.

Puis surgit Walter, un fils de bonne famille, musicien talentueux et séduisant (Benoît Magimel), qui ajoute un pôle à ce duo sous tension. Dès leur première rencontre, la mise en scène insiste sur le bouleversement causé par le jeune homme chez la répétitrice. Bouleversement esthétique, car il interprète Schubert sauvagement bien (sans avoir pour cela usé ses pantalons sur les tabourets d’une institution). Bouleversement intellectuel, car il se révèle un interlocuteur hors pair sur la folie de Schuman. Bouleversement intime, car on devine sous la dure carapace de l’enseignante des vagues d’émotions et de désir. Comble de ce désordre amoureux, il lui déclare aussitôt sa flamme.

Or une vie de brimades ne se dissipe pas sur un battement de cœur. La pianiste, complexée, inexpérimentée, refoulée, ne sait se livrer au corps à corps érotique que sur le mode d’une froideur qui culmine dans le sado-masochisme. Elle repoussera les caresses du garçon et, dans les toilettes aseptisées du Conservatoire, le masturbera mécaniquement. Elle lui dictera par écrit les sévices qu’il devra lui infliger.

Devant le refus du soupirant de s’abaisser à de telles perversions, elle le suppliera jusqu’à lui extorquer coups et injures. Jalouse de la camaraderie qu’il témoigne à une autre élève, elle ira jusqu’à ruiner la carrière de celle-ci en en la blessant à la main. Bref, à aucun moment, elle ne réussira à se satisfaire elle-même. Trop de répression lui aura fermé les portes du bonheur.

Etant donné le titre du film, et vu la place que le cinéaste y réserve à la musique, on se demande alors –si la même interdiction ne frappe pas également l’accès de la pianiste au bonheur artistique. Erika ne parvient pas à la jouissance amoureuse, soit. Connaît-elle au moins l’épanouissement esthétique? Autrement dit: sa sensibilité musicale résulte-t-elle de la sublimation de ses instincts – ou, au contraire, cette sublimation bride-t-elle une créativité qui n’attend que de pouvoir mieux s’exprimer?

Libérer ses pulsions eût-il porté Erika à exercer plus pleinement son art – ou l’eût-il cantonnée au strict assouvissement de ses besoins primaires? (Sur un plan collectif, on opposerait les effets sur la production artistique d’un système politique répressif à ceux d’un régime permissif…)

Après avoir scruté les espaces où s’exprime la violence humaine, après avoir analysé le fonctionnement de cette violence, c’est bien ici l’intervalle créé par cette double interrogation qu’explore Michael Haneke. Dans une œuvre noire, aussi sévère que son héroïne, mais que font palpiter l’intelligence de son auteur comme le jeu très physique de ses comédiens.

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«La Pianiste» (France 2001), de Michael Haneke, avec Isabelle Huppert, Benoît Magimel, Annie Girardot… Depuis le 5 septembre sur les écrans.