Accroche-toi, CNN. La télévision financée par l’émir du Qatar joue un rôle central dans la guerre médiatique.
Une drôle de scène est survenue mercredi 3 octobre dans un salon de Washington. Colin Powell avait invité l’émir du Qatar à une rencontre informelle. Au cours de la conversation, le secrétaire d’Etat s’est permis de demander à son hôte d’intervenir pour calmer les voix anti-américaines se faisant entendre un peu trop bruyamment sur sa chaîne tout-info. D’une politesse impeccable, l’émir lui aurait rétorqué qu’Al Jazira pratiquait la libre expression, cher ami. Powell ne pouvait pas vraiment lui donner tort.
L’anecdote illustre bien le statut de cette chaîne devenue mondiale depuis le début des frappes en Afghanistan. Il y a dix ans, il était convenu de critiquer le monopole de CNN sur les images de la guerre du Golfe. Aujourd’hui, c’est une télévision arabophone qui alimente les écrans du monde avec ses plans d’un ciel vert fluo traversé par les bombes. C’est elle aussi qui, dimanche dernier, a relayé la fameuse vidéo de Ben Laden défiant l’Amérique depuis sa grotte.
Du coup, les téléspectateurs découvrent un nouveau média global. D’où vient Al Jazira? Cette chaîne est-elle aussi indépendante que le prétend son généreux sponsor, l’émir Hamad Ben Khalifa al-Thani du Qatar?
D’où vient Al Jazira?
L’affaire commence en 1996 quand le gouvernement saoudien, énervé par une émission de la BBC, contraint le diffuseur britannique de fermer son service en langue arabe. Une vingtaine de bons journalistes sont mis sur le carreau. L’émir du Qatar les recrute aussitôt pour lancer son programme, qu’il baptise Al Jazira (littéralement, «l’île», du nom que les habitants du Qatar donnent à leur péninsule) avec le projet d’aroser aussi largement que possible le Moyen-Orient.
Dès son démarrage, la chaîne satellitaire bénéficie d’une assez grande liberté éditoriale. «Elle se permet de mettre en cause la plupart des gouvernements, à l’exception de celui du Qatar, remarque Jalal Al Husseini, chercheur en politique internationale joint à Amman (Jordanie). Elle laisse la parole à tout le monde, ce qui est très inhabituel ici».
Cette liberté de ton a assuré à Al Jazira un succès immédiat sur l’ensemble du Moyen-Orient. Depuis la fin 1998, elle émet 24 heures sur 24 et dispose de correspondants dans la plupart des grandes capitales. Elle emploie aujourd’hui plus de 300 personnes, dont deux journalistes et cinq techniciens à Kaboul, les seuls autorisés à travailler dans la capitale afghane. C’est cette équipe qui a filmé et envoyé les fameuses images vertes à l’aide d’un petit camion équipé d’un émetteur-satellite.
Quelle indépendance?
En donnant régulièrement la parole à des officiels israëliens dans le conflit proche-oriental, Al Jazira faisait preuve d’une certaine objectivité journalistique. «Mais depuis le début de la nouvelle intifada, elle a diffusé et rediffusé les images les plus dures de la répression, ce qui a surchauffé les opinions, observe Pascal de Crousaz, spécialiste du Moyen-Orient à l’institut des Hautes études internationales (HEI). Elle est devenue la caisse de résonnance des souffrances des Arabes.»
A Kaboul, les journalistes d’Al Jazira travaillent sous le contrôle sourcilleux des talibans, ce qui pose une question embarrassante: la chaîne serait-elle instrumentalisée par Ben Laden et ses protecteurs? Elle s’en défend. «Mais s’il y a instrumentalisation, on peut dire qu’elle en est la victime très consentante, estime Pascal de Crousaz. Ben Laden fait vendre Al Jazira, et Al Jazira fait vendre Ben Laden.»
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Cet article de Largeur.com a été publié le 14 octobre 2001 dans l’hebdomadaire Dimanche.ch.
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